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Juliette Riedler : « Penser les fantômes avec grâce » pour panser nos plaies avec cœur (Vieille Petite Fille)

  • Photo du rédacteur: Delphine Edy
    Delphine Edy
  • il y a 13 minutes
  • 8 min de lecture

Teaser de "Vieille Petite Fille" de Juliette Riedler mis en scène par Floriane Comméléran (c) TTT
Teaser de "Vieille Petite Fille" de Juliette Riedler mis en scène par Floriane Comméléran (c) TTT


La création en salle du spectacle Vieille Petite Fille, mis en scène par Floriane Comméléran à partir du 2 mai 2025 aux 3T – Théâtre du Troisième Type à Saint-Denis (93) est l’occasion idéale de revenir sur l’ouvrage de Juliette Riedler, paru à l’automne 2024 aux éditions Tango Girafe, dont l’image de couverture était déjà une aventure théâtrale à elle seule. 

L’illustration de Liz Garcia Spina (Sans titre, 2024), mi-photo, mi-dessin, où le noir et blanc se trouve envahi par la couleur rouge déclinée en dégradés, souligne la tension dramatique propre aux « seuils intranquilles » (1). Une jeune femme habillée de rouge observe un homme écrivant à son bureau, éclairé par ce qui ressemble furieusement à la lune ; il porte un masque de loup et, flanqué d’une pile de livres rouges à son côté, flotte sur des eaux (celles d’une baie en Bretagne ?) dont on sentirait presque les embruns ; un skieur descend une piste enneigée assez raide en direction du bureau, alors que cette montagne ressemble davantage à un volcan translucide en pleine éruption… 

C’est là la porte d’entrée de ce livre, véritable plongée à la lisière d’un monde où les quatre éléments entrent en tension pour introduire deux textes, Lettres à Jean-Loup Rivière et la pièce Vieille Petite Fille, qui engagent une expérience de lecture dynamique, conçue comme un lent pas de danse qui ressemble à s’y méprendre à celui, à deux temps, du tango. En se faisant écho, en amplifiant leurs différentes épaisseurs, ces deux textes fonctionnent comme un diptyque qu’il s’agit d’ouvrir avec délicatesse pour ne pas endommager les faces intérieures, fragiles et puissantes.


***


Qui n’a pas écrit de thèse durant sa jeunesse, qui n’a pas fait l’expérience de la solitude vertigineuse de l’écriture, qui n’a pas été traversé par la rencontre d’une figure mi-père/mi-pair, ne comprendra peut-être pas le trouble profond dans lequel se trouve Juliette lorsqu’elle apprend le mardi 27 novembre 2018, à Paris, la mort de son directeur de thèse, Jean-Loup Rivière. Né à Caen en 1948, il est l’une des figures majeures de la pensée théâtrale française contemporaine. Praticien, critique, traducteur, conseiller artistique et littéraire à la Comédie-Française, directeur de collections renommées, il est aussi professeur à l’ENS de Lyon dont il dirige longtemps le département des Arts, ainsi que professeur de dramaturgie au CNSAD à Paris. Il œuvre toute sa vie durant à associer écriture, recherche et création, avec le désir chevillé au corps d’inventer et de renouveler approches et pratiques pour faire vivre le théâtre et le transmettre. 

Mort « alors qu’elle ne le savait même pas malade » ? Comment cela est-il possible ? Est-ce seulement bien réel ? Jusqu’au lundi suivant, le 3 décembre, jour de ses obsèques, elle en doutera. Peut-être ce doute est-il la condition sine qua none pour que l’écriture advienne ? La pierre angulaire du processus qui s’engage ? Pour s’adresser à quelqu’un, il faut pouvoir dire son nom, dire tu, dire vous, s’imaginer l’autre, le voir, l’entendre. Et Juliette en a l’intuition, il faut qu’elle plonge dans l’écriture : « Je voudrais que l’écriture me porte vers la vie, qu’elle soit le moteur de la transformation ». Alors, Juliette écrit, tous les jours. Elle lui écrit pour tenter de dénouer ce qu’elle ne comprend pas, ce qui n’est resté jusqu’ici qu’en surface, à peine au niveau des sensations ; à moins que ce ne soit justement des choses bien plus profondes qui peinent à remonter, à s’imposer à la conscience ?

Au fil de la lecture, il devient possible de reconstituer l’histoire intellectuelle de Juliette. Si nous ne saurons jamais exactement pourquoi elle le choisit comme directeur de thèse, on imagine que le fait qu’il ait reconnu dans son mémoire de master « un travail de poète et non d’universitaire » a joué un rôle dans son « besoin de reconnaissance d’un père, ou d’un tiers », surtout de la part de celui qui n’était pas allé au bout de son doctorat avec Roland Barthes, disparu brutalement… Forcément, cela rassure. Pour se lancer dans une thèse, il faut au moins un grain de folie et décider par avance qu’on aura les outils pour lutter contre le vertige à venir, tout en sachant consciemment qu’ils sont à construire. Alors, avoir le sentiment de reconnaître en l’autre quelque chose, d’être « regardé là où d’habitude on n’est pas regardé, où l’on cache », cela doit être merveilleux, surtout lorsqu’il s’agit de donner voix « à des jeunes filles mortes » (2).

Pourtant en menant attentivement l’enquête dans cette série de lettres étalées sur sept jours, c’est l’effet miroir en construction qui nous interpelle progressivement :  dans la douleur de la perte, les mots que Juliette adresse, au présent, à Jean-Loup Rivière sont aussi ceux qu’elle n’a jamais pu adresser à personne : ni à sa mère décédée trop tôt d’un cancer, comme lui, ni à son père, le grand absent de sa vie toujours vivant. Son désir de « naître encore entre deux personnes qui [la] connaissent, un père et une mère », est fort. Le duo que Jean-Loup Rivière forme avec Isabelle Moindrot dans cette codirection de thèse pourrait en être le symbole, mais, là encore, les choses se dessinent avec davantage de complexité. Le féminin et le masculin ne sont pas le yin et le yang. Chez Juliette, le côté maternel a toujours été « investi par « le féminin ([s]a mère) et le masculin ([s]on grand-père) », tandis que le côté paternel peinait à s’incarner. La rencontre avec Jean-Loup Rivière fait office de « cadre » manquant, tout en dessinant le « modèle en creux d’une masculinité possible en majesté ». À moins que les choses ne soient encore plus complexes ? « Je vous aurais connu, vous, masculin-féminin majuscule, Homme majuscule, qui s’assume comme homme reconnaissant en soi et en l’autre le féminin ». Voilà la clé de l’affaire me semble-t-il, celle que Juliette va découvrir au fil de cette dernière semaine de novembre 2018, celle qui lui permettra de fermer une porte pour en ouvrir une autre.

Ce qui se joue dans cette mort est la réplique sismique du choc principal, la mort de la mère. Lorsqu’elle comprend que celle-ci est devenue inéluctable, Juliette perd pied :


C’est bien simple, je voulais mourir avec elle. Je ne voulais pas vivre sans elle à mes côtés. D’un coup tout s’est effondré, plus rien n’avait de sens que d’errer, hurler, crier dans la vie puis me taire, m’atrophier, m’annihiler sans cesse, sans répit, avec froideur et méthode […] Tout s’est refermé. 


Et, à lire ces lettres, on mesure qu’elle n’avait jamais réussi à reprendre pied, à retrouver la terre ferme, comme si sa vie s’était arrêtée au cadran d’une montre dont le deuil est l’heure qui ne passe pas. Revivre ce passage de la vie à la mort au travers de ce lui qu’elle estime tant, lui permet de revenir sur ses pas, de refaire les gestes, de revivre la perte inconsolable :


Votre mort en éveille une autre, éveille la région de la mort en moi brûlante, une autre plus ancienne, si profonde, avec laquelle j’ai un jour décidé de n’avoir jamais fini, décidé qu’elle marquerait à jamais ma vie et mes jours jusqu’à ma mort à moi, à petits pas. 


Il lui est enfin possible de « pleurer [s]a mère ». D’accepter le réel qui s’impose et donc de se remettre en marche, doucement, et peut-être, enfin, de « commencer à aimer ».

Alors, le jour des obsèques, après la cérémonie au Père-Lachaise et avant l’inhumation qui doit avoir lieu au Cimetière Montmartre, Juliette s’entend dire « j’y vais », mais elle ne prend pas le chemin du cimetière avec son vélo, elle bifurque et passe « acheter un nouveau cahier noir », forte d’une prise de conscience : Elle devra « faire avec les manques, les absences, les béances, les trous ». 


C’est cela le désir de la vie qui a mis votre mort sur mon chemin de l’écriture et du devenir moi. Il faut absolument trouver le moyen de transformer cela. 


Puisque Jean-Loup Rivière sait « penser les fantômes avec grâce », on s’imagine qu’il les fréquente assidument et on se réjouit qu’il soit le témoin privilégié de la traversée de Juliette : laissant la folie et l’indicible derrière elle, retrouvant la trace de sa mère, la voilà devenue écrivaine, passée du côté de la vie. Cette fois, elle peut les entendre lui dire « tu existes, là ». 





***


La pièce Vieille Petite Fille commence par un prologue sous la forme d’un récit monologué à la première personne : le Je de la (Vielle Petite) Fille, celle que l’on avait découvert sur la couverture du livre, un genre de petit chaperon rouge, s’impose pour donner des clés sur le récit de filiation qui s’amorce. Car, première surprise, il n’y a pas UN seul petit chaperon rouge, mais toute une lignée : d’une part, les femmes de sa famille (mère, grand-mère...), et aussi toutes celles qui « ne voulaient pas démissionner de la maternité mais de TOUT CE QU’IL Y A AUTOUR », celles qui « N’AVAIENT PAS LA LANGUE pour le dire, PAS LES MOTS, PAS LES OUTILS pour comprendre leur soumission ». Alors, dans ce contexte, on comprend bien que la peur des hommes et des loups irrigue tout. La « terreur » de rester du côté de celles qui ne maîtrisent pas le langage est si forte, que seule l’écriture peut s’imposer : « Il faut changer l’imaginaire. D’où le théâtre [...]  Il faut changer le conte ». 

Deux volets s’ensuivent, dédoublant la deuxième partie du diptyque initial, à la manière d’une poupée russe. Le premier convoque trois personnages, comme dans le conte originel : Fille, Loup et Grand-mère. Dans un dialogue à trois voix, le conte s’affiche déconstruit : le récit n’est plus linéaire, la forêt a cédé le pas à la mer (empli de la mère), la langue se fait poésie. Qu’il s’agisse de jouer avec les sons, avec les images ou avec les mots, le poétique est le moyen de faire récit : les « aiguilles » sont nécessaires pour mieux coudre, rapiécer, broder le texte, « tisser la tapisserie » dira Grand-mère plus loin. Mais les « épingles » à nourrice sont aussi nécessaires pour fixer les langes des nourrissons et assurer la filiation familiale et littéraire, surtout lorsque la grand-mère n’est pas celle que l’on imagine, qu’elle parle à flux tendu et qu’on la découvre décalée, transparente, loin de la mamie idéalisée… Il faudra bien que la (Vieille Petite) Fille s’émancipe et construise son propre trajet de vie. La déambulation s’impose : puisque tout semble déjà écrit (l’histoire des femmes et le conte), il faut désarticuler tout ça. Disjoindre et réagencer. 

Dans le deuxième volet, le récit se fait polyphonie : non seulement les voix des trois personnages s’entremêlent, mais elles sont également rattrapées par celles de Juliette et de (Jean-)Loup. Quand Fille reprend la parole, elle s’adresse à sa mère, comme dans une lettre : dans ses traces, celles de la poudreuse, celles de la douleur physique après s’être luxé le genou, elle revit la chute à ski de sa mère dans sa propre chair. Leur je-nous souffre, il faut sortir de cette béance, il faut faire quelque chose de ses cendres. Lorsque Loup dézingue Perrault (l’auteur et son conte), il cherche à réactiver nos intelligences pour mettre en mouvement nos corps et notre pensée. En tant que « responsable de [leur] héritage, puisque [leurs] aîné.es font comme si de rien n'était. Perpétuent des soi-disant chefs-d’œuvre de la langue française », il décide de rafraîchir les dispositifs mémoriels et de défendre de nouvelles voies pour rendre possible l’émancipation féminine et littéraire. 

Une fois passé au plateau, le conte a changé de genre : de récit, il s’est fait théâtre, le il du petit chaperon rouge est devenu elle, celui de Fille. Maintenant que les petits chaperons rouges se sont réapproprié le langage et qu’elles ont les clés pour se libérer, alors un autre récit peut se faire jour, celui qui permet de « VOIR une personne pour ce qu’elle est, sans loup, sans masque, sans rien ». 

En faisant appel à l’art du kintsugi, Juliette Riedler réussit son opération littéraire de sublimation : elle parvient à recoller les morceaux du vase original avec de la laque dorée et ainsi à « transformer le sang en or » : refermées les plaies familiales, (re)trouvée l’agentivité des filles, transfigurée la terreur en amour.


J’ai dissous dans la mer ma colère

Ne reste

Comme une adresse 

Qu’un soleil de nuit

Une pleine lune





Le spectacle Vieille Petite Fille, mis en scène par Floriane Comméléran, est à découvrir les vendredis et dimanches du 2 au 18 mai 2025 aux 3T – Théâtre du Troisième Type à Saint-Denis (93). Toutes les informations ici : https://www.les3t.com/spectacles/vieille-petite-fille



Notes :

(1) Daniel Jeanneteau, « Le plateau comme seuil », entretien avec Alice Carré et Aurélie Coulon, Agôn, 5 | 2012 [en ligne : http://journals.openedition.org/agon/2348; DOI: https://doi.org/10.4000/agon.2348]. 

(2) La thèse remaniée de Juliette Riedler a été publiée sous le titre 7 Femmes en scène, émancipation d’actrices, L’extrême Contemporain, 2022. 




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