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Photo du rédacteurJohan Faerber

Juliette Rousseau : “Aujourd’hui je vois une double généalogie, genrée et rurale, dans ce rapport honteux et méfiant à l’écriture littéraire” (Péquenaude)


Juliette Rousseau (c) DR


Singulier aussi bien dans son exécution que dans sa visée, d'une troublante et vive singularité : telles sont les réflexions qui viennent après la lecture du très beau Péquenaude de Juliette Rousseau qui vient de paraître chez Cambourakis. Militante et traductrice, Rousseau propose ici un récit d'un retour à la campagne, d'une réinstallation sur une terre familiale. Une réflexion s'offre ici, dense et prudente, sur la manière dont on peut réhabiter les contrées délaissées. Autant de questions, aussi bien politiques que poétiques, que Collateral évoque avec l'autrice le temps d'un grand entretien.



Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre très beau Péquenaude qui vient de paraître aux éditions Cambourakis. Dans quelles circonstances exactes est né chez vous le souhait d’écrire ce bref récit qui raconte votre retour à la campagne, vous dont le travail a essentiellement consisté pour l’instant à convoquer le militantisme, traduire notamment Joie militante ou encore trouver de nouvelles solidarités politiques ? Est-ce que ce souhait coïncide avec ce moment où, d’emblée écrivez-vous, vous revenez « habiter les lieux de (votre) enfance » avec ce « sentiment d’être descendue dans la fosse à lisier » ? Un mot également sur le choix du titre, Péquenaude dont, sans attendre, vous dites : « Je remarque : même dans les insultes, je n’existe pas. Mais en les féminisant, je glisse une première pierre à l’édifice du retour. Péquenaude. » En quoi d’emblée ce titre porte un choix existentiel déterminant pour vous : d’emblée, une manière de lutte ?


Péquenaude est né des silences de mon précédent texte, La vie têtue, qui est vraiment celui de l’autorisation et qui est apparu avec mon retour sur les terres de l’enfance. Avec Lutter ensemble et Joie militante je ne m’autorisais à approcher de l’écriture qu’à la condition que celle-ci soit explicitement au service des luttes et de la justice sociale, c’est-à-dire, à mes yeux, qu’elle soit utile. Dans Lutter ensemble, j’avais déjà glissé quelques morceaux de poèmes que j’écrivais à cette époque-là, mais de manière générale l’écriture littéraire et poétique me semblait hors de portée et, alors que j’en lisais beaucoup, en écrivait pour moi-même, je la considérais avant tout comme un luxe, le marqueur d’une forme d’oisiveté. Aujourd’hui je vois une double généalogie, genrée et rurale, dans ce rapport à la fois honteux et méfiant à l’écriture littéraire. La vie têtue puis Péquenaude explorent tous deux cette généalogie, mais dans La vie têtue c’est plutôt le genre qui est central, tandis qu’avec Péquenaude c’est plutôt la condition rurale. Je crois que ce texte est le pivot de deux questions qui marquent aussi deux temps de ma vie : « Peut-on être écrivaine quand on est péquenaude ? » puis « Peut-on toujours être péquenaude quand on est devenue écrivaine ? ». D’où ce titre, qui est autant une affirmation qu’une provocation car il se trouve dans les deux mondes, celui de la littérature et celui de la ruralité, une majorité de gens pour répondre non à ces deux questions.



Pour en venir au cœur même de votre récit, Péquenaude raconte la manière dont vous vous réinstallez à la campagne, dont vous réinvestissez à la fois un espace géographique, un espace temporel mais aussi un espace généalogique. Chez vous, la campagne répond à un triple destin : celui, tout d’abord géographique, qui convoque la douleur du remembrement des terres mais aussi l’exclusion de la campagne au regard des espaces urbains ; celui, ensuite temporel, d’une modernité qui l’a tenue pour arriérée, l’a remisée au pariétal ; celui, enfin généalogique, puisque vous revenez sur une terre familiale. A la croisée de ses trois destins, Péquenaude œuvre à une exploration autobiographique singulière où vous avancez prudemment, comme si votre histoire était morcelée, ce dont vous parlez ainsi : « L’histoire remonte bien avant moi, elle ne m’appartient pas, elle est collective. Elle est parcellaire, trouée, comme son territoire. » En quoi cette phrase vous paraît-elle porter les grandes lignes de l’écriture de Péquenaude ? Est-ce ainsi qu’il s’agit de comprendre cette « brèche » que vous évoquez pour commencer à exister entre deux mondes ?


Je crois que l’organisation sociale de l’exploitation morcelle profondément les existences et les mémoires car pour être acceptée, la violence doit être naturalisée et donc rendue invisible. Il faut en faire un non-sujet. De ce point de vue, il y a un parallèle entre ce qui se joue dans les corps et les territoires exploités : ils sont bien davantage agis par les silences et les non-dits que par ce qui se dit les concernant, l’oubli et la honte garantissant que se perpétue l’aliénation. Au départ de ce texte, il y a d’abord eu l’envie d’explorer le trou du cul comme zone anatomique et territoriale, en tant que réservoir biographique à même de livrer le récit des violences patriarcales et imposées aux populations (humaines et non-humaines) rurales. Je voulais absolument écrire un texte poétique sur le trou du cul ce qui, je m’en rends compte à présent, visait aussi à redonner par les mots la dignité arrachée au territoire que j’habite et que j’ai longtemps désigné par cette expression, symptôme du stigmate intégré. Mais il y avait aussi l’envie de rendre évident le lien vital entre les corps et la terre, et l’impasse qui consiste à envisager la libération des corps et des récits sur une terre aliénée. À la rencontre entre une histoire du patriarcat et de la ruralité, j’ai d’abord voulu rappeler que nul corps n’existe dans l’abstraction de son monde, contrairement au récit de la modernité, qui continue ici d’influencer largement les pensées de l’émancipation, dont le féminisme. Et puis finalement, l’écriture m’a éloignée de ce point de départ initial, et c’est moins le corps en un lieu précis que la saisonnalité et l’expérience qu’il en fait qui sont venues donner sa trame au texte.


Les trois espaces dont vous parlez : géographique, temporel et généalogique, trouvent leurs échos à la fois dans le corps et la terre. Mais cette distinction même a-t-elle un sens ? Ce qui m’intéresse, c’est de donner à sentir l’exploration existentielle qui est la mienne, celle d’une quête de guérison qui passe par la réincorporation dans le milieu précis que j’habite, une façon relationnelle d’être au monde qui en souligne le faisceau d’interdépendances et qui vient avant tout de l’enfance, d’amitiés anciennes avec tout ce qui vit, mais aussi de l’héritage d’une culture paysanne. Or si cette quête passe nécessairement par le fait de toucher du doigt ce qui fait la matière de l’oubli et de la honte, il n’y aura pas pour autant de révélation. Je crois que la restauration de soi et de son monde, de soi dans son monde, demeure quoi qu’il en soit une affaire morcelée et fragmentaire. C’est aussi un cheminement à jamais inachevé, qui compose avec une part importante d’invention. C’est tout cela que j’ai voulu refléter dans Péquenaude.



Dans le droit fil de son projet d’écriture, Péquenaude conte le difficile retour à la campagne, l’impossibilité de coïncider avec un monde paysan dont la haine de soi s’offre comme le mot clef. De fait, votre récit se donne tout d’abord comme une mise à nu, une analyse de ce qui fonde le monde paysan contemporain, à savoir ce que vous présentez comme « la dualité honte-fierté qui nous caractérise quand la terre nous colle encore à la peau. » En quoi vous apparaissait-il ainsi essentiel d’ouvrir votre récit sur la perception effondrée des paysans par eux-mêmes ? En quoi était-il important pour vous de débuter en soulignant combien « la haine de soi est peut-être ce qu’on nous inflige en premier » ?


Je me suis souvent demandé comment il était possible que la ligne de front de la destruction de notre milieu de vie soit d’abord tenue par ceux qui en héritent et qu’elle soit même couramment menée au nom de cet héritage. Évidemment, les bénéfices de l’exploitation capitaliste du vivant sont très inégalement répartis et peu de ruraux, y compris parmi les agriculteurs, en bénéficient réellement. Pourtant, la plupart des arbres centenaires abattus depuis mon enfance dans les haies avoisinantes l’ont été par des gars du coin, ceux dont les anciens avaient planté et pris soin de ces haies. C’est la manifestation d’une aliénation qu’on arrive encore trop peu à analyser sans le mépris ou l’infantilisation propres au regard moderne, très généralement urbain (de droite mais aussi de gauche) porté sur les ploucs, lequel participe à cette même aliénation. Moi qui suis partie de cette campagne dès que j’en ai eu l’occasion, pour lui préférer un environnement urbain que je tenais pour plus évolué et donc plus désirable, j’hérite finalement de la même perception tronquée que mes anciens camarades de classe devenus agriculteurs, ouvriers et artisans, logique selon laquelle notre territoire n’a aucune autre valeur que celle qu’il est capable de produire, une logique extensible à celles et ceux qui l’habitent. Dès lors, ou bien l’on produit, ou l’on s’en va. Mais cette perception, qui semble aujourd’hui aller de soi, a une histoire et une fonction, elle est le fruit d’une construction. Et pour l’imposer il a d’abord fallu faire table rase de ce qui la précédait. Il me semblait qu’il fallait donc commencer par là.



Cette place à trouver en tant que péquenaude en passe par un récit qui se fait éminemment politique, et cela de deux manières majeures : tout d’abord, Péquenaude s’offre comme un anti-roman du terroir. Dès l’entame de votre texte s’impose la nette volonté de décorréler la question du terroir des problématiques d’extrême droite car, on le sait, le retour à terre depuis les années 1930, notamment avec Giono, a pu servir à une pré-pétainisation de l’opinion publique. Vous écrivez ainsi : « Je n’oublie pas que pour certains, les fantômes de Dorgères, Barrès ou Pétain n’ont jamais cessé de planer sur nos têtes naïves et rustres. » En quoi poser sans attendre cette question sur l’héritage d’extrême droite attachée au terroir participe de la création, à partir du terroir, d’une nouvelle lutte et d’une nouvelle solidarité politiques ? On peut être péquenaud sans être de droite ?


Malheureusement, je crois qu’on ne peut pas faire l’économie de cette question lorsqu’on écrit sur la ruralité, tant l’imaginaire de l’enracinement demeure prescriptif dans une large partie de la société, rurale ou non. Mais on peut commencer par questionner les évidences. La question que vous posez est une façon de le faire : peut-on être péquenaud sans être de droite ? Là où j’ai grandi – et bien que la question ne soit jamais posée aussi franchement car il ne faut surtout jamais parler de politique, la réponse évidente est non. La droite conservatrice y est perçue de longue date comme l’alliée « naturelle » dans la défense d’une forme de vie envisagée comme traditionnelle et dont les valeurs cardinales sont le catholicisme, la famille patriarcale, l’agriculture conventionnelle et la chasse. La gauche, justement associée à l’urbanité et à la critique de ces valeurs, est quant à elle perçue comme étrangère et méprisante, voire menaçante. On connaît déjà tout ça. Comme on connaît l’histoire politique de la fabrication de la ruralité comme un sujet de droite par excellence. Les catégories politiques modernes que sont la droite et la gauche sont concomitantes de la disparition des cultures paysannes. Il ne s’agit pas de dire que les ruralités ne seraient pas de droite ni de gauche, elle sont un terrain de bataille comme tout autre, et elles ne vivent pas en dehors de leur temps. Mais il s’agit de rappeler que cette association entre « la » ruralité et la droite voire l’extrême-droite apparaît avec la fin des cultures propres aux ruralités. Ce qui m’intéresse c’est de saisir ce qui continue de subvertir ce récit réactionnaire et xénophobe de la ruralité dans la banalité du quotidien, dans l’air du matin. De saisir tout ce qui réoriente la question de l’appartenance à une terre depuis « qui habite ce monde ? » à « comment nous l’habitons ? ». Péquenaude est une tentative poétique de donner à saisir des bribes de ce « comment ? ».



Le second empan du roman politique concerne la place laissée aux femmes dans le monde paysan. Dès son titre, Péquenaude fait magistralement signe vers une féminisation de l’univers agricole attaché, comme tout monde patriarcal, à rabaisser sinon exclure les femmes. Vous posez cette question en deux temps : à la fois dans la manière de guider votre écriture : « Voilà, j’apprends à détricoter, retricoter. Encore une affaire de femmes. » Puis dans la manière dont vous cherchez à vous qualifier dans cette univers de la confiscation : « Les absences pour frondaison, ce sont les mots mère, fille, sœur, qu’il s’agit désormais d’endosser. Amante, surtout pas. » Diriez-vous ainsi que le féminisme qu’offre Péquenaude possède une vocation politique, celle de se réapproprier un terroir masculiniste, et donc d’extrême droite ? 


Écrire c’est prendre la responsabilité du récit, se donner les moyens de le reformuler. Dans ce grand silence qui est le nôtre, la responsabilité est d’autant plus importante. S’agit-il de se réapproprier un territoire en tant que femme ? Oui, sans doute, mais en disant « nous avons toujours été là ». Vous parliez plus tôt de composer avec les silences, les fragments, et je crois que c’est vraiment ce dont il s’agit sur ce sujet précis. Les femmes sont les passagères clandestines des ruralités, leurs mémoires nous filent entre les doigts. L’avènement de l’agro-industrie les a consacrées avant tout comme des assistantes, et leur a d’abord donné un statut, celui de conjointe d’exploitant, qui reflète bien cette place. Si les choses ont un peu évolué depuis, dans un territoire comme le mien, l’équation reste la suivante : la campagne c’est l’agriculture, et l’agriculture c’est les hommes. Pourtant les femmes sont là, elles cumulent souvent différents boulots, occupent des emplois précaires dans les métiers du soin ou dans les usines,  élèvent les enfants, aident à la ferme les soirs et les weekends, s’engagent dans les  amicales de parents d’élèves, font les petites mains lors des fêtes communales ou de l’école, à l’EPHAD ou au thé dansant. Comme le dit si bien le titre du livre des sociologues Fanny Renard et Sophie Orange, elles « tiennent la campagne ». Si je voulais faire de la provocation, je dirais que les femmes sont comme les fossés : on n’y pense pas, elles n’entrent pas dans le décor, et pourtant sans elles tout prendrait l’eau.


La vocation politique de Péquenaude, c’est peut-être celle de soulever le tapis du récit, pour voir ce qui a toujours été en dessous. L’histoire sans mots des femmes, la présence sensorielle d’une famille vivante dans les fossés. Mais aussi les traces d’une économie de la subsistance, pour reprendre les termes de la sociologue allemande Marie Mies. L’envers dissimulé mais résistant du devenir agro-industriel, patriarcal et réactionnaire de la campagne.



Ce qui ne manque pas de frapper dans Péquenaude, c’est la manière dont vous vous saisissez non plus seulement des mots mais de la manière dont, en tant que femme, vous vous saisissez de l’écriture elle-même. Le rapport à l’écriture n’est pas que problématisé comme on l’a vu : il apparaît en premier lieu comme problématique car, dites-vous, il faut y être autorisé. L’écriture n’est pas un geste qui va de soi dans un monde paysan qui fait passer les travaux agricoles avant tout : « L’écriture demande à être autorisée. Toujours coupable, j’y pratique des incursions comme un temps vide, comme un temps volé à des tâches plus sérieuses. » Avant d’ajouter : « Le genre, la classe, l’héritage rural et paysan se combinent pour m’apprendre à me méfier de ce geste – tantôt futile, tantôt traître, qui consiste à m’asseoir pour trafiquer les mots. » Pourquoi ainsi le geste d’écrire apparaît-il comme superflu et marqué du sceau de la fausseté, de celle qui trafique, contre la terre, elle symbole de vérité et d’authenticité ?


Cette question traverse l’ensemble du texte sans jamais trouver de réponse définitive il me semble. Ce genre de questions sont mes favorites, celles qui relèvent de tensions fertiles. Se mêlent à celle-ci des éléments d’histoire, de politique, d’économie et même d’écologie. L’héritage paysan vient avec la conscience que le monde terrestre (dont nous sommes) requiert du travail et un engagement continu. Il y a, dans cette perception du monde, une relationnalité inhérente et qui la place d’emblée à la marge voire en opposition aux perceptions modernes, urbaines d’une vie bonne car protégée de cette relationnalité et de ce qu’elle implique d’inconfort, d’aléas, et surtout de dépendance. Or le monde terrestre, pour se reproduire, n’a pas besoin d’écriture. En tout cas pas immédiatement. Et les mondes paysans ont principalement vécu sans l’écriture, ce qui ne les a jamais empêchés d’être culturellement riches. Il y a donc ce premier constat : l’écriture vient après, c’est, quoiqu’il en soit, un geste secondaire. Il y a ensuite le fait qu’elle s’est d’abord imposée comme un outil de domination dans les sociétés rurales. Cette mémoire est particulièrement vive chez moi, où la chouannerie avait pour mot d’ordre de brûler tous les écrits, lesquels symbolisaient le pouvoir de l’administration républicaine et notamment les deux mesures auxquelles les Chouans s’opposaient : les impôts et la conscription. Cela peut paraître anachronique mais je crois que l’on mesure mal à quel point l’écriture en tant que geste est demeurée principalement urbaine. Rares sont les auteur.ices ou les poètes .ses de la ruralité dont l’on se souvienne qui ne soient jamais passé.es par la ville. Dès lors, écrire c’est forcément trahir. Car le geste traduit aussi bien la mise à distance géographique et culturelle que l’accès à une force d’énonciation bien supérieure à celles du sujet qu’elle prétend traiter. Historiquement, l’accès à l’écriture se fait au prix de l’abandon de l’oralité mais aussi en très grande partie des langues minorisées et des mondes qu’elles tissent. 


Tout cela étant dit, il faut néanmoins rappeler combien cette mise en opposition de gestes non-productifs, considérés comme bourgeois par essence, aux gestes productifs et liés à la terre, porte en elle d’héritage fascisant. C’est le fameux « La terre ne ment pas » de Pétain, dont on a pourtant eu de quoi comprendre combien il est possible de la faire mentir, à fortiori quand on assigne celles et ceux qui la travaillent dans une opposition à toute forme d’intellectualisme ou de créativité. C’est pourquoi je parle de tension fertile, qui est aussi pour moi, en tant qu’autrice, un inconfort bénéfique, en ce qu’il prévient toute forme d’indulgence vis-à-vis de mon propre travail. Je suis convaincue - et c’est autant ma conscience de femme que de rurale qui me le dicte, que nous devrions tous et toutes consacrer une part conséquente de nos vies au travail de subsistance : faire pousser des légumes, élever des bêtes, prendre soin des enfants, des vieux et des malades, réparer ou fabriquer les objets du quotidien. Et je me méfie, autant chez moi-même que chez les autres, d’une pensée ou d’une création née dans l’absence de la conscience, ancrée dans l’expérience, de ce qu’il en coûte de produire et reproduire la vie.



Un autre point remarquable qui fait de Péquenaude un récit si puissant, c’est sa manière d’interroger le genre auquel il pourrait appartenir. Récit il l’est indéniablement mais depuis une narration parcellaire comme on l’a vu mais aussi fragmentée, empruntant largement au souci du poème, à l’énergie poétique du fragment, de la strophe et du poème en prose, vous qui écrivez ainsi : « Moi, je voulais surtout écrire de la poésie, donner à sentir l’épaisseur du monde et de ses survivances, des forêts majestueuses, la compagnie des bêtes et une cosmogonie incarnée. » Vous signalez encore combien finalement vous êtes dans « l’envers du conte », de la fable : parleriez-vous ainsi de Péquenaude comme d’un poème ou d’un conte noir ? Est-ce antinomique d’ailleurs ?


J’ai beaucoup de mal à savoir comment parler de mes textes, c’était déjà le cas avec La vie têtue. Il est clair pour moi que je me situe beaucoup plus du côté du poème en effet, et je me perçois moins comme narratrice que comme traductrice d’un sentir-penser du monde qui est le mien, et dont la poésie reste le langage privilégié. Je parle de « sentir-penser » à dessein, car ce concept d’Orlando Fals Borda, que j’ai découvert avec le travail de l’anthropologue Arturo Escobar, saisit plutôt bien le geste que je recherche dans l’écriture et qui me semble intrinsèque à l’héritage paysan. Pour Escobar, le sentipensar pave la voie d’une ontologie relationnelle à même de défaire les catégories binaires de la modernité et de la colonialité que sont les divisions entre le corps et l’esprit, la nature et la culture et qui sont aussi les armes de la destruction des cultures paysannes, y compris en Europe. C’est une façon un peu trop érudite sans doute de dire que mon écriture prend la forme de l’expérience que je fais du monde, où se mêlent le maintien têtu d’une existence relationnelle, interdépendante, héritée de l’enfance rurale et les tensions inhérentes et en mouvement d’un « habiter avec le trouble » du présent. Pour Péquenaude, ça tient donc du poème, certainement, et du conte noir peut-être, dans la dimension atmosphérique du texte. Mais je n’ai rien inventé, ni mis en scène, j’ai plutôt tout invité. Je voulais simplement qu’on sente tout ce qui est encore / toujours et déjà là, autant le retour inlassable des saisons et leurs promesses que le passage incessant des tracteurs. La cohabitation du merveilleux dans les marges que sont désormais les haies et les fossés avec l’épuisement et l’aliénation qui caractérisent cette condition territoriale de sur-exploité.es. Je ne sais pas si j’y suis parvenue. 


Ma dernière question voudrait porter sur les influences littéraires qui ont été les vôtres lors de l’écriture de Péquenaude. Quelles autrices ont été présentes dans votre horizon ? Quels auteurs ? Parleriez-vous d’une attention renouvelée de la littérature au terroir et à la ruralité, je pense ici au si singulier premier roman de Marouane Bakhti, Comment sortir du monde ?


Cela va peut-être être décevant mais je me suis principalement inspirée d’auteur.ices de sciences sociales pour écrire Péquenaude. Les sociologues de la ruralité d’abord, en particulier celles qui travaillent sur les femmes, je pense à Yaelle Amsellem Mainguy, Sophie Renard et Fanny Orange. Les géographes, comme Valérie Jousseaume, et les historiens de la Bretagne (ils sont trop nombreux pour les citer tous), mais aussi l’anthropologue Jeanne Favret-Saada, dont l’enquête sur la sorcellerie a été menée très près de chez moi et dont j’ai lu avec délectation les carnets d’enquête, comme on regarde un album de famille de la génération précédente. Enfin, il y a le travail du journaliste Nicolas Legendre, qui a reçu le prix Albert Londres l’année dernière pour « Silence dans les champs », son livre-enquête sur l’agro-industrie bretonne. Le lire m’a fait l’effet d’une révélation, de l’ordre du soulagement et de la reconnaissance que l’on peut ressentir devant une forme de libération de la parole (je pense à d’autres journalistes également, comme Camille Bordenet ou Emma Conquet, qui travaillent sur le sujet des ruralités). 


Je ne sais pas s’il y a une attention renouvelée de la littérature aux ruralités, car si de jeunes auteur.ices s’en saisissent, ils et elles sont encore peu nombreuses. Avec Marouane Bakhti (ou avec Aurélie Olivier et son très beau Mon corps de ferme) apparaissent a minima des voix qui traduisent la sensorialité de territoires minorisés et livrés à l’exploitation. Mais je ne les sépare pas des travaux en sciences sociales ou des enquêtes que j’ai citées plus haut, je crois qu’il y a, actuellement, l’émergence de voix multiples qui posent les bases d’un travail de subjectivation longtemps resté sans mots.





Juliette Rousseau, Péquenaude, Cambourakis, septembre 2024, 120 pages, 16 euros


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