Laure Murat : « Une refonte du statut des œuvres exige en même temps d’être repensée à l’aune d’une perspective morale renouvelée » (Toutes les époques sont dégueulasses)
- Mathilde Castanie
- il y a 6 jours
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Laure Murat publie Toutes les époques sont dégueulasses, ouvrage tiré d’une conférence tenue l'été dernier au Banquet de Lagrasse et portant sur la réécriture des oeuvres problématiques, ou jugées comme telles. Dans la nouvelle collection de brefs textes sous le label « Les arts de lire » et la direction de l’historien Yann Potin, elle prolonge la réflexion amorcée dans son libelle Qui annule quoi? Sur la cancel culture paru au Seuil en 2022. Historienne et pionnière de la réflexion sur le genre, Laure Murat est professeure à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA). Elle rentre en France en interrogeant le malaise de la culture contemporaine des deux côtés de l’Atlantique.
MC : Votre ouvrage s’intitule Toutes les époques sont dégueulasses. Pourquoi l’avoir écrit en 2025 ?
Laure Murat : Parce que le débat n’en finit pas de grandir et qu’il est d’une complexité propre à nous embrouiller en mélangeant les priorités. Personnellement, je ne parvenais pas à me faire une opinion. Je me suis donc penchée sur la question, en essayant de le faire avec méthode, pour proposer quelques hypothèses. L’autre raison, c’est que, si la récriture des classiques est très active dans les pays anglo-saxons, elle n’a pas encore pénétré concrètement les pratiques françaises. C’était donc le bon moment pour offrir au débat quelques pistes de réflexion.
MC : Vous quittez aujourd’hui les États-Unis où vous enseigniez en Californie. Pourquoi ?
Laure Murat : À cause de Donald Trump. Lorsqu’il a décidé de se représenter, je me suis renseignée auprès de l’administration de mon université si je pouvais prendre une retraite anticipée. C’était possible et j’en ai donc profité. J’étais persuadée qu’il serait réélu. Et que ce serait pire que son premier mandat. Mais je ne pouvais pas me douter que ça le serait à ce point-là.
MC : Que proposez-vous, plutôt que de récrire ?
Laure Murat : Je propose d’ajouter plutôt que de supprimer. Une préface, un appareil de notes, une postface, etc. L’intégrité du texte est respectée, vous n’imposez pas une lecture spécifique à un lectorat privé des intentions réelles de l’auteur, et vous avez la possibilité d’en apprendre davantage sur le contexte.
MC : Vous détaillez le cas de « Tintin au Congo » et de sa préface par Philippe Godin. La contextualisation est-elle condamnée à être un écueil ?
Laure Murat : Non, pas du tout ! La préface de Tintin au Congo est un exemple intéressant, que je détaille pour qu’on prenne garde à ne pas négliger cet exercice et à en comprendre les finalités : c’est une préface très documentée mais tendancieuse, qui ne restitue le contexte que pour justifier l’attitude d’Hergé, qui aurait été « un homme de son temps ». Cela me paraît trop court. J’aurais été plus intéressée d’en savoir plus par exemple sur les représentations des Noirs dans la bande dessinée à la même époque.
MC : Y a-t-il une récupération capitaliste des bonnes intentions de gauche ?
Laure Murat : Plus que de récupération, je parlerais de collusion malheureuse. Les éditeurs qui « nettoient » les textes le font en grande partie pour que certains best-sellers, truffés de remarques racistes ou sexistes, ne deviennent totalement ringards ou ne suscitent la polémique. Ils veulent, autrement dit, profiter au maximum de la poule aux œufs d’or. C’est ce qu’ont fait les éditeurs de Roald Dahl, qui ont caviardé les textes juste avant la vente des droits à Netflix… Les « bonnes intentions de gauche », sincèrement anti-racistes, exigent le même caviardage, mais pour des raisons morales et idéologiques.
MC : Doit-on repenser le statut des œuvres aujourd’hui, après MeToo, après BlackLivesMatter ?
Laure Murat : Certainement. Je pense même qu’une refonte du statut des œuvres, dont l’autonomie constitue le socle de notre modernité et doit être défendue, exige en même temps d’être repensée à l’aune d’une perspective morale renouvelée. C’est un énorme chantier, qui est celui des décennies à venir.

Laure Murat, Toutes les époques sont dégueulasses, Verdier, « Les arts de lire », mai 2025, 80 pages, 7,50 euros