Monique Clavel-Lévêque & Laure Lévêque : Si, toujours si... (Peut-on changer l’Histoire ? L’histoire alternative dans l’Uchronie de Charles Renouvier)
- Christiane Chaulet Achour
- il y a 1 jour
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De nombreux essais remettent l’Histoire en question, celle qui est enregistrée dans nos mémoires comme véridique. Le 6 octobre, un compte-rendu de l’ouvrage de Michel-Rolph Trouillot était publié par Collateral : il mettait en valeur le passé silencié, dont la sortie de l’invisibilité permettait d’outiller autrement l’interprétation historique admise. C’était une remise en cause d’événements passés sous silence et qui, révélés, permettaient de corriger ce qui était inscrit dans le marbre des livres d’histoire.
C’est autre chose comme affrontement à l’histoire connue qu’entreprend l’uchronie dont on peut indiquer le geste incontournable : « il faut qu’il y ait un événement qui se passe différemment de ce que l’Histoire rapporte et qui, à partir de ce point, la fasse diverger de la version communément enseignée », précise Eric Henriet (L’Uchronie, « 50 questions », 2009). Donc il faut qu’il y ait un événement fondateur à partir duquel le romancier travaille. Les deux autrices entreprennent d’étudier l’ouvrage de Charles Renouvier, promoteur de ce nouveau genre « historico-littéraire ». Etant, l’une spécialiste de l’Antiquité et l’autre du XIXe siècle littéraire, elles conjuguent leurs compétences pour donner une étude approfondie et fortement contextualisée de l’Uchronie (l’Utopie dans l’histoire), esquisse historique apocryphe du développement de la civilisation européenne tel qu’il n’a pas été et tel qu’il aurait pu être (1857, 2è éd. revue et corrigée, 1876), de Charles Renouvier (1815-1903).

Elles s’inscrivent dans le regain d’intérêt pour l’uchronie et donnent plusieurs exemples de ce retour. Je n’en retiendrai que deux : la citation de Patrick Boucheron en ouverture : « Et lorsque les chemins bifurquent, les directions qu’on n’a pas prises, celles qui dessinent des futurs non advenus, n’y a-t-il vraiment aucun moyen de les rejoindre ? » ; et la mention d’une émission de France Culture, « Le Cours de l’histoire », le 4 mai 2023, « Il était une fois l’uchronie… Histoire d’un genre littéraire ».
L’Introduction, « L’histoire comme fiction(s) » reprend comme sous-titre l’expression de Jorge Luis Borges (dans Fictions, 1944, « Le jardin aux sentiers qui bifurquent »), déjà citée par P. Boucheron, « un univers aux sentiers qui bifurquent ». Elle métaphorise la fascination que l’esprit humain a toujours eu pour « des mondes possibles », des « univers parallèles », des « espaces d’une autre vie ». Et la fiction a toujours su accueillir ces mondes de substitution au monde où nous vivons. Reformulant l’hypothèse de création de Renouvier, les autrices précisent : « c’est de la fiction qu’il y a lieu d’attendre le dépassement des blocages qui nous engluent dans le "monde actuel", qu’elle seule ouvre les portes du monde et est à même d’offrir une échappatoire vers un ailleurs où puissent avoir cours d’autres modes d’être, d’autres régimes de réalité ».
Renouvier ne voulait surtout pas que son entreprise soit appréciée comme une sorte de fantaisie littéraire mais comme « un objet moral ». Il s’agit, écrit Marc Angenot : « de donner à l’historiographie fictionnelle le statut de méditation philosophique » (1982). Son originalité vient aussi de la longueur historique où il engage sa bifurcation et de sa "matière" romaine, souvent sollicitée par les écrivains, depuis l’Antiquité. Imaginer ce qui aurait pu se produire si… « est le seul moyen (…) d’en tirer des leçons opératives pour le temps présent. Ou comment demander aux mondes possibles de quoi obvier au monde impossible, bien actuel, lui, et œuvrer à en construire un meilleur, utopie dans l’histoire oblige ».
Comme l’écrit Paul Valéry, « Si, toujours si. Cette petite conjonction SI est pleine de sens. En elle réside peut-être le secret de la plus intime liaison de notre vie avec l’histoire. (…) Elle donne à l’histoire les puissances des romans et des contes » (1932, « Discours de l’Histoire »).
Les autrices citent les déductions avancées par Eric Vial à propos de l’uchronie : ce n’est pas « la tentation de réécrire l’histoire, mais l’affirmation que celle-ci n’était pas écrite et inéluctable, ce qui vaut de façon hypothétique pour le passé mais a d’évidentes conséquences pour l’action présente et future » (2003).
Un ouvroir d’histoire(s) potentielle(s) : OA-Oa, AB-Ab, BC-Bc… C’est, après une citation de Kierkegaard, une citation d’Auguste Blanqui qui inaugure ce premier chapitre : « A toute minute, à toute seconde, [d]es milliers de directions différentes s’offrent [au] genre humain. (…) Chaque seconde amènera sa bifurcation, le chemin qu’on prendra, celui qu’on aurait pu prendre » (1872). Ce chapitre est consacré à l’œuvre elle-même en une étude concernant sa double publication en 1857 puis en 1876. L’auteur a donc porté cette œuvre pendant une vingtaine d’années. Des précisions sont données sur ses activités éditoriales et philosophiques durant cette période. Pour arriver à l’édition définitive, Renouvier a dû lire dans des domaines différents et se familiariser avec les règles de la fiction. Du côté fictionnel, les critiques remarquent « les maladresses de la narration et les lourdeurs de l’écriture » qui ont rebuté les lecteurs. Ce livre est tellement étrange que, pour le désigner, l’auteur invente un mot, « Uchronie ».
Cinq tableaux le composent : le premier oppose l’Orient et l’Occident, via le christianisme. Le second se focalise sur Marc-Aurèle, trop laxiste vis-à-vis des chrétiens. C’est là qu’est introduite la bifurcation, le décrochage et qu’on passe à Pertinax et Albinus au troisième tableau et au renouvellement de la République. Le quatrième tableau montre l’Orient en proie à la dictature chrétienne et les réactions de l’Occident. Le cinquième tableau montre la création et le devenir des nations en Occident. Le protestantisme est toléré comme une sorte de christianisme « épuré ». Progrès de l’Europe occidentale. Bien évidemment, tout cela est développé, avec de multiples ramifications dans l’essai critique.
La fiction repose sur la traduction d’un manuscrit latin retrouvé et qui est transmis de père en fils. La complexité de la structure est montrée à partir de schémas. Renouvier confronte « deux âges de l’histoire de l’Antiquité romaine et la modernité européenne » par le truchement de ce manuscrit commenté par une chaîne de transmetteurs. Le Père Antapire, auteur du manuscrit, éclaire « l’enchaînement de l’histoire qui ne serait à comprendre ni comme forcément fatal, ni comme déterminé à l’infini ». L’objectif de l’uchronie est de rendre possible « l’avènement d’un nouvel homme » Le livre est ouvertement hostile à l’Orient ; il prend position sur l’histoire en penseur de l’idée républicaine, en ouvrant « la voie à la théorie des mondes possibles ». Le rapprochement avec les textes d’Auguste Blanqui est longuement étudié. Renouvier veut « faire dérailler le monde comme représentation » et « susciter à sa place un monde divergent ». L’objectif est de « faire admettre d’autres lois que celles que connaît la doxa » :
« Je me suis proposé, en écrivant un livre qui devait évidemment sembler paradoxal, et même revêtir aux yeux de l’historien une teinte de ridicule – tant a de force chez lui l’illusion, pour ainsi dire professionnelle, qui le porte à identifier deux notions logiquement bien différentes : celle du fait accompli, qui a nécessairement ses causes données, et celle du fait nécessaire en vertu d’antécédents donnés,– je ne me suis, dis-je, proposé que d’attirer et de fixer les idées du lecteur sur un genre d’hypothèses inverse du point de vue qui domine aujourd’hui en philosophie de l’histoire ».
L’essai consacre des pages très informées sur les débats scientifiques de l’époque. Renouvier se poste à l’intersection des mathématiques, de la statistique, de l’histoire et de la sociologie naissante. Le regard est résolument tourné vers l’avenir, le devenir : faire l’histoire en la refaisant. Un développement conséquent est consacré à Charles Maurras (1868-1952) qui reprend l’idée d’uchronie dans une toute autre direction idéologique. Dans la perspective ouverte par Renouvier, l’uchronie est une « vraie machine à réparer le temps plutôt qu’à le remonter ». Au service « des vaincus de l’histoire », elle peut néanmoins servir à des « illusions totalitaires ».
Rome, entre parangon et analogon : ce second chapitre s’ouvre par plusieurs citations dont nous retenons celle de Patrick Boucheron (2017 - « Ecrire l’histoire des futurs du passé ») : « … ce grand cadavre à la renverse qu’est la ville de Rome devient un corps écrit qui vibre à nouveau de tous les futurs non advenus ».
Le chapitre commence par le rappel de l’inspiration prise chez les Anciens par Renouvier (Tite Live, Lucain) : « Comment le What if ? pourrait-il alors s’actualiser, à Rome comme ailleurs ? On en a une idée avec l’Histoire Auguste[supercherie fabriquée à la fin du IVes.] ce monument qui rassemble une série de biographies impériales tardo-antiques dont on ignorait encore, avant que le savant allemand Hermann Dessau (1856-1931), (…) ce qu’elles doivent à une forgerie généralisée.
Renouvier qui, comme ses contemporains, y puise comme à une source historique non suspecte, souscrivait sans le savoir à une triomphale manifestation de ce qu’il faut bien appeler avant la lettre histoire contrefactuelle où l’auteur se joue de la vérité qu’on prête à l’écriture de l’historien ouvrant la porte à une théorie des possibles non advenus qui s’affranchissent du hic et nunc. Troublante et secrète connivence ou rencontre objective entre deux entreprises qui relèvent de cette fabrique d’une histoire parallèle que Dessau baptise, pour son compte du nom de "Mythistoria" ».
Les autrices montrent aussi l’échange constant entre la seconde moitié du XIXes. (1848-1870) et le modèle romain. Elles parviennent à la conclusion : « s’agissant d’imaginer et de raconter le demain d’hier pour écrire aujourd’hui, si le rapport à l’Histoire Auguste peut banalement ouvrir vers une pseudo écriture chorale de l’histoire qui tient de la lecture analogique des textes qu’a pu faire en son temps Marguerite Yourcenar, le référent occupe assurément, au-delà du statut référentiel de la romanité, une place nodale dans la structure démonstrative et Rome, protagoniste convoqué inséparablement comme parangon et analogon, se trouve directement mobilisée dans les soubresauts et affrontements où bataille l’auteur de l’Uchronie ».
L’ABC des variantes heureuses : de la VO à la VF - Ce troisième chapitre revient longuement sur les raisons du choix d’écriture du philosophe. La bataille idéologique ouverte par la Révolution française bat son plein dans la seconde moitié du XIXes. : c’est une période où se joue la fabrication du récit national dans laquelle l’écriture de l’histoire est évidemment essentielle. De quelle façon écrire cette histoire ? Dans cette lutte de récits où se cherche une prééminence, l’uchronie entend jouer un rôle. A défaut d’écrire un récit satisfaisant ses principes, Renouvier veut donner à lire une société où justice et liberté sont les deux repères, les deux phares à atteindre. Pour ce faire, il privilégie deux espaces démocratiques : la république romaine et la république française de la Révolution, chacune étant le miroir de l’autre.
Pour mieux comprendre le parcours de Renouvier, l’essai dessine son milieu, sa filiation (grand-père, père, frère), sa proximité avec la pensée saint-simonienne et utopiste ; il a « foi dans le progrès social et dans les valeurs chrétiennes de fraternité et de justice ». Il découvre aussi Pierre Leroux, Proudhon, Louis Blanc. Liberté individuelle et solidarité collective doivent aller de pair. Il est important de rappeler qu’en mars 1848, il publie, entre autres travaux, un Manuel républicain de l’homme et du citoyen, sorte de « contre-catéchisme ». Son idéal est « la République démocratique et sociale, « la Chose de tous, par tous et pour tous ».
Renouvier donne également des articles dans différents journaux de gauche et, comme d’autres républicains, il est en attente des élections de 1852 pour assister au triomphe de la démocratie. Mais le 2 décembre tombe comme un couperet et tranche les espoirs de la venue d’un véritable régime républicain. Le plébiscite de décembre 1851 a mis au pouvoir le contraire de l’espoir avec Napoléon III. C’est un véritable traumatisme, « tel qu’il n’est pas interdit de penser qu’il peut avoir amené Renouvier à se pencher sur les possibles de l’histoire, cherchant rétrospectivement à en identifier les tournants, les points de bascule de nature à faire "reculer de plusieurs siècles" le pays afin d’en préserver la postérité ».
Il se lance alors dans une autre écriture de l’histoire européenne « telle qu’elle n’a pas été et telle qu’elle aurait pu être ». Ainsi l’uchronie peut être appréciée, selon Eric Vial, comme « une auxiliaire de l’histoire » et ouvre une véritable voie à une philosophie de l’histoire.
Le traumatisme profond du 2 décembre a été vécu par d’autres contemporains. On peut rappeler la place centrale que lui donne Jules Vallès dans Le Bachelier dans son chapitre XII dont le titre est cette date : « C’est fini… fini. Il ne s’élèvera plus un cri de révolte vers le ciel ! Je suis rentré le cerveau éteint, le cœur troué, chancelant comme un bœuf qui tombe et s’abat sous le maillet, dans le sang fumant de l’abattoir ! » Et plus loin : « Il me semble que j’ai vieilli de vingt ans !... La terreur règne à Paris (…) tous les camarades sont comme moi, écrasés de douleur et de honte ».
L’histoire romaine permet de signifier une autre France républicaine : « Dans ce roman "étrange et inclassable", ce retour à la République n’a rien de fortuit : Rome travaille pour Paris et le topos de la res publica restituta, qui dès l’Antiquité est convoqué en temps de crise, sert l’idée républicaine française à un moment – et cela vaut pour 1857 comme pour 1876 – où Renouvier la reconnaît en danger ». Face aux impasses et impuissances du présent, Renouvier s’est détourné de l’histoire pour la fiction qui permet de dénoncer les occasions ratées. « L’Uchronie fait de la liberté un agent déterminant de l’histoire à même d’en modifier le cours ». Il produit alors une « bifurcation heureuse ».
Rome sans les chrétiens : vers la cosmodicée. Ce quatrième et dernier chapitre reprend, en exergue, une citation de la préface du Manuel républicain de Renouvier : « En un mot, ce qui est Charité venant de la personne d’un seul est Justice venant de l’Etat, personne de tous ; et voilà la vraie morale, voilà le vrai christianisme, le christianisme social qui doit achever la réhabilitation de l’homme en substituant la grâce nécessaire de Dieu représenté par le peuple à la grâce arbitraire des riches et des rois ». Voilà qui annonce clairement les convictions du romancier uchroniste. Aussi les autrices choisissent-elles pour ce chapitre final le terme de « cosmodicée » dont il n’est pas inutile de reprendre la définition courante en philosophie : « Tentative de justifier l'ordre fondamental et la bonté intrinsèque de l'univers malgré les manifestations du mal et de souffrance »
Renouvier exhorte à lutter contre « le parti dévot », le « parti prêtre ». Et il s’engage dans une critique intraitable du christianisme responsable de la chute romaine car elle est « l’ennemie naturelle de l’émancipation des esprits et de la souveraineté des consciences ». La narration romaine qu’il propose est rappelée. Renouvier revient quand il le peut aux bienfaits d’une « religion civile » et à la nécessité de séparer l’Eglise de l’Etat. Le christianisme s’est transformé depuis sa fondation et pas de la meilleure façon, s’embarrassant de dogmes devenus de véritables carcans. Aussi, « (…) les grands axes de la pensée (de Renouvier) sont, sur la ligne, plus ou moins nuancée du contrat social et de la "religion civile" de Rousseau et de la philosophie morale de Kant, enrichie des avancées du libéralisme protestant auquel Renouvier finira par s’affilier ».
Pour bien situer l’auteur dans les débats houleux de l’époque autour des questions religieuses et du christianisme, une véritable anthologie de références et d’illustrations est donnée dans ce dernier chapitre, faisant véritablement revivre le bruit et la fureur qui l’ont habitée.
Conclusion, « Dans la fabrique de l’Histoire véritable » : l’opposition, depuis Aristote, entre l’historien et le poète n’a plus vraiment cours. Et l’uchronie montre qu’elle longe sans cesse l’histoire en l’éclairant autrement, en montrant que ce qui s’est passé n’est pas véritablement la seule lecture possible du passé et œuvre à proposer au lecteur des « variantes heureuses » contre « les événements, fait(s) de reniements, d’oppressions et de forfaitures ». Renouvier invente un genre qui double le réel attesté en travaillant en profondeur sur les bifurcations. Ce mot de « bifurcation » reste le maître mot du genre.
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Le site Babelio qui propos à des lecteurs de publier leur avis sur un livre donné, signale l’été 2006, la réédition de Charles Renouvier, sous le titre Uchronie : l’utopie dans l’histoire, aux éditions des Régionalismes - PyréMonde, 304 p. Pour cette réédition, un seul lecteur se risque à donner sa lecture, sous le pseudo NMTB. Nous en reprenons certaines appréciations.

D’entrée de jeu, il affirme que le roman, comme tout roman à thèse, est mauvais et regrette que Renouvier ait ressenti le besoin d’écrire une fiction. « Il pense que l'homme a une totale liberté morale, qu'il n'y a pas plus de fatalité que de prédestination ou d'histoire écrite. Donc l'histoire aurait pu être complètement différente si les hommes avaient usé de leur liberté morale au lieu de s'assujettir à des religions ou des systèmes de pensées déterministes. Ainsi l'Uchronie, une écriture différente de l'histoire, est envisageable ». Un roman ne peut être fait que d’idées et le livre s’adresse aux « amateurs de philosophie, de politique et de religion ».Il idéalise le monde gréco-romain. Il tient à ce que l'Occident (comme il l'appelle lui-même) représente toute la civilisation, le monde de la philosophie qui a donné naissance à la démocratie et la république. Et qu'est-ce qui menace cet Occident au début de l'ère chrétienne? : l'Orient, avec ses systèmes monarchiques archaïques et ses religions de fanatiques ». Il commence à réécrire l'Histoire, et à en inventer une qui correspond à son utopie (laïque, républicaine et socialiste diront ceux qui partagent ses idées) avec l'intervention d'Avidius Cassius. (…) Et dans l'Uchronie de Renouvier c'est aussi le héros qui change la face du monde. Il prend le pouvoir en partage avec Marc Aurèle et installe à Rome ce qui ressemble fort à une dictature républicaine. Tous les événements du reste de l'histoire s'en trouvent bouleversés : Marc Aurèle se suicide en bon stoïcien, la République est rétablie par Pertinax, les fanatiques chrétiens sont refoulés dans leur Orient barbare, une religion nouvelle basée sur le culte des dieux Lares et de la République est instituée, les Francs n'envahissent pas la Gaule, ainsi les Gaulois, nos ancêtres, restent maîtres chez eux, etc.Je m'arrête là ». Il poursuit néanmoins : « Il reste à savoir comment se développe cet Occident rêvé (Italie, Grèce, Gaule et Hispanie), Rome sans pape, et cet Orient de malheur (le reste du monde, barbares, chrétiens, mahométans) : la monarchie, la féodalité, le fanatisme religieux sont le produit de l'Orient. Alors que la justice, la république, la démocratie sont des inventions de l'Occident, disparues au cours des siècles par l'assimilation des coutumes orientales et l'intervention des fanatiques chrétiens. Prenant le parti des protestants, « Renouvier(…) s'acharne sur la religion catholique sous toutes ses formes et dans tous ses dogmes, comme si un catholique était par nature un fanatique ; ce qui fait de cette Uchronie, malgré les apparences, un ouvrage plus théologique que laïc ».
Après avoir suivi la démonstration très élaborée et fourmillant d’informations peu connues ainsi rassemblées, on ne reviendra pas sur cette appréciation lapidaire qui a son intérêt comme contrepoint, soulignant les projections qu’entraînent la bifurcation de Renouvier. Les autrices de cet essai à l’érudition brillante et profuse – certainement indispensable et désormais incontournable pour tout chercheur sur ce genre littéraire mais parfois frein pour le lecteur plus commun –, rendent incontestablement à Renouvier la paternité de l’invention d’une nouvelle catégorie générique. Il semble toutefois que le mot a eu une meilleure fortune que le livre lui-même qui n’a pas été un best-seller. Il n’a eu d’héritier que générique et en en retenant les principes mêmes du fonctionnement de ce que, désormais, on entend en désignant ces fictions. Et ce n’est pas rien. Le grand mérite aussi de cet essai critique est de contribuer, de façon absolument magistrale, à l’histoire des idées et des débats de cette période en France autour d’un livre à l’accès difficile, auquel elles rendent vie, complexité et pouvoir de remise en question. Entre innovation lexico-générique et carrefour des idées de cette deuxième moitié du XIXe s., leurs approches de la somme de Charles Renouvier en montrent la richesse et l’actualité. Elles montrent aussi qu’on peut avoir des héritiers inattendus et que la puissance d’une invention continue à produire des effets dans les périodes historiques chaotiques, incertaines et désespérantes. Romancier novice, philosophe incontestable et républicain convaincu, Renouvier offre une ouverture « imitable » à rêver l’avenir d’hier pour le présent de l’auteur se projetant dans un avenir.

Monique Clavel-Lévêque, Laure Lévêque, Peut-on changer l'histoire ? L'histoire alternative dans l'Uchronie de Charles Renouvier, Arcidosso, Effigi, coll. "Istoréo", 2025, 192 pages, mars 2025, 16 euros




