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Photo du rédacteurJohan Faerber

Patrick Boucheron : “Je suis convaincu que l’histoire, comme discipline, ne s’affaiblit pas en exposant ses insuffisances” (Léonard et Machiavel)


Patrick Boucheron (c) EFE

Splendide récit, magnifique réflexion sur l'histoire, singulière réflexion sur le livre en train de s'écrire : telles sont les considérations qui viennent spontanément à l'esprit après avoir lu Léonard et Machiavel de Patrick Boucheron qui vient de sortir dans la collection poche de Verdier. Ou plutôt connaît une nouvelle et très belle édition enrichie, avec des illustrations qui viennent éclairer et approfondir le propos de l'édition grand format de 2008. On retrouve là, au coeur de ce récit et cet essai, les deux figures de la Renaissance italienne, Léonard et Machiavel, qui ne cessent de se rencontrer, de se croiser de manière inachevée au coeur de cette Italie en pleine ébullition. Autant de questionnements qui sondent également notre contemporain, autant de pistes de réflexions à envisager le temps d'un grand entretien avec le professeur au Collège de France de la chaire « Histoire des pouvoirs en Europe occidentale, xiiie – xvie siècles »



Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre très beau texte, Léonard et Machiavel qui, après son édition en grand format de 2008, connaît en cette rentrée 2024 une superbe édition en poche. Comment vous est ainsi venue l’idée d’écrire sur ces deux hommes, le peintre Léonard de Vinci et le philosophe Nicolas Machiavel, notamment sur la manière dont ils se sont côtoyés à l’entame du 16e siècle ? Est-ce parce que, plus précisément, comme vous le suggérez d’emblée se dessine peut-être l’ombre d’un “rendez-vous raté” entre les deux hommes ? Serait-ce aussi parce que les archives se font rares et manifestement discrètes sur les échanges qu’ont pu avoir les deux hommes puisque vous signalez sans attendre qu’en dépit des écrits nombreux d’alors de Machiavel, “rien ne transparaît de sa rencontre avec Léonard de Vinci” ? Est-ce que parce que cette rencontre “a eu lieu, et nous n’en saurons rien” qu’il s’agit pour vous d’écrire ? Ecrivez-vous parce que, suggérez-vous encore plus loin, “L’histoire est là, offerte et disponible comme peut l’être un livre posé sur le lutrin” ?  

 

Un peu de tout cela sans doute. Je me souviens d’un livre d’Alain Boureau dans la collection « L’un et l’autre » de Pontalis chez Gallimard — j’avais lu beaucoup des livres de cette série, et j’y pensais en écrivant Léonard et Machiavel. Celui-ci s’appelait Histoires d’un historien. Kantorowicz (1990). Ce n’était pas exactement une biographie ; plutôt une entreprise de démonumentalisation d’un savant fameux mais obscur. Boureau l’environnait de ses vies potentielles, qui étaient des fictions théoriques mais pas des fabulations, puisqu’elles reposaient sur un socle documentaire qu’elles ne cherchaient ni à transformer ni à rehausser par l’imagination. 

De Kantorowicz, Alain Boureau y disait qu’il avait réalisé l’un des deux rêves de l’historien. Le premier est bien connu, c’est celui du découvreur : il consiste à mettre à jour ce qui n’avait jamais été vu par personne. Le second est plus subtil, mais n’en procure pas moins une joie intense : il revient à donner à voir ce que tout le monde avait sous les yeux et qui nous aveuglait de son évidence. Ce n’est pas seulement La lettre volée de Poe, ce n’est même pas ce que Michel Foucault disait de la fonction de la fiction chez Maurice Blanchot (« non pas faire voir l’invisible, mais faire voir combien est invisible l’invisibilité du visible »). C’est que ce grand livre ouvert et disponible a beau être « posé sur le lutrin », nous ne pouvons ménager avec lui qu’un « rendez-vous manqué ». 

Voilà ce qui m’a toujours attiré dans l’histoire : son insuffisance. Voilà pourquoi aussi l’histoire médiévale, qui doit faire avec une documentation abondante mais lacunaire, hétérogène, me semblait l’histoire cardinale dès lors qu’on comprenait que pour être intensément historien, on ne pouvait se contenter de l’être. Et voilà pourquoi j’avais envie de raconter tout cela de manière simple, accessible, pour risquer dans l’aventure de la langue un peu de savoirs accumulés en faisant joyeusement intrigue de nos perplexités. Et que tout cela soit vivant, enlevé, incarné, qu’on puisse le lire et, peut-être, l’aimer. Mon livre paraissait donc chez Verdier en 2008, dans le même « office » que celui de Mathieu Riboulet L’amant des morts. Nous naissions l’un et l’autre « jumeaux en jaune », comme nous l’avait dit notre éditeur Gérard Bobillier. Et je n’avais donc pas encore lu cette phrase d’Entre les deux il n’y a rien (2015) où Mathieu Riboulet me donnait, non pas la clef, mais le la de ma vie d’historien, après coup et une fois pour toute : « Car ça commence toujours avant, et il finit toujours par manquer quelque chose ».



Dans le sillage de ma première question se pose également celle de la réédition en poche : Léonard et Machiavel ne s’offre pas ici comme un simple passage en poche mais bénéficie d’une très belle édition, soignée et surtout augmentée de nombreuses illustrations qui ne figuraient pas dans l’édition grand format. Comment se sont opérés les choix iconographiques pour cette nouvelle édition ? En quoi s’agissait-il pour vous de mettre en avant peut-être la manière même dont les images ont une importance première dans votre réflexion, vous qui écrivez notamment à leur propos dans ce livre même : “Les images ne représentent pas le monde, elles le transforment” ? 


Vous avez raison : les images ont pour moi une importance première, au sens où ce sont elles qui déclenchent l’imagination — non pas celle du roman, mais celle qui demeure constitutive de l’opération historiographique, en délivrant les puissances imaginantes du passé. Là est l’impulsion d’écrire. Ce qui ne veut pas dire toujours écrire sur les images : elles peuvent disparaître dans la description, ou dans le récit, ou dans tout autre chose. Avec Léonard et Machiavel, cela ne s’était pas passé comme cela. J’avais éprouvé la possibilité de ce texte à l’oreille, en faisant tinter d’un côté le son que donnait les textes de Léonard sur le fleuve, et de l’autre ceux de Machiavel, également sur le fleuve. Ce n’était pas le même fleuve : le premier disait le désir de dompter la violence de la nature par l’art, le second la volonté de canaliser les conduites des hommes par la politique. Mais les deux donnaient le même son, et j’ai appelé cette assonance « contemporanéité ».

J’ai alors commencé par écrire. Puis, sans trop y réfléchir, j’ai intégré les images dont je parlais dans mon texte. Là est intervenu le geste de rupture, radical, littéraire, de Bob. Un geste d’éditeur : tu prétends prendre langue avec la littérature ? Tu dis vouloir te débarrasser de tes notes de bas de page ?  Ces illustrations sont tes dernières notes de bas de page, il faut les virer. J’acquiesçait évidemment. Il faudrait s’interroger un jour sur la pulsion iconoclaste qui préside au catalogue Verdier, où beaucoup d’auteurs pourtant parlent de peinture.

Mais je dois raconter la suite de l’histoire. En 2014, le livre parait en italien chez Viella. C’est important pour moi, car il s’agit moins d’une traduction que d’une restitution : après tout, le texte revenait à la langue italienne, qui non seulement était celle de mes sources, mais celle où j’avais éprouvé, de manière sonore et non visuelle, cette possibilité (en fait cette nécessité) d’un savoir par assonance. Et c’est alors que je décide de restituer également la partie visuelle du livre, retrouvant mes images sinon originales ou originelles, du moins « premières ».

Nous avons donc décidé de reprendre cette édition italienne pour la nouvelle édition de poche de chez Verdier (une première avait paru en 2013, toujours sans image). C’est amusant, car au même moment, je lance une nouvelle émission sur France culture, intitulée « Allons-y voir », où l’on parle d’images à la radio en tentant pourtant de les donner à voir, par la description mais pas seulement. Et puis on pourrait aussi se poser la question du nouveau statut de l’image (et particulièrement de la photographie dans une veine sebaldienne) dans la littérature contemporaine. En 2008, Bob pouvait, à bon droit, considérer que pour qu’un livre « fasse » littérature, il fallait lui ôter ces images. Et si c’était l’inverse aujourd’hui ?

 

 

Pour en venir au cœur de Léonard et Machiavel, deux figures majeures s’en détachent à l’évidence dont vous brossez conjointement et les traits et l’itinéraire, à savoir tout d’abord Léonard de Vinci. Le portrait que vous en dressez du peintre italien paraît guidé par un fil majeur que vous tirez tout au long de votre récit : au-delà de la peinture à laquelle vous consacrez de fortes pages, vous signalez combien la question de l’inachèvement singularise le rapport de Léonard de Vinci au monde, mais aussi celui du monde de son temps. Vous écrivez ainsi : “Inachèvement : ce qui est peut-être le mot-clef de l’expérience artistique de Léonard de Vinci l’est aussi des constructions institutionnelles de son temps.” En quoi, selon vous, comme vous l’ajoutez même plus loin, Léonard parvient-il à faire de l’inachèvement “un spectacle de gloire” ? 


C’est un fait que la plupart des peintures de Léonard de Vinci demeurent inachevées — même la Joconde. Pas seulement parce qu’il leur manquerait de la matière picturale, mais parce qu’elles portent la trace (et cela Daniel Arasse l’a magnifiquement montré) de tous leurs devenirs possibles, comme l’archive des repentirs et des espérances. Or les œuvres de Léonard, comme d’ailleurs celles de Michel Ange, étaient de leur temps admirées non pas en dépit de leur non finito, mais du fait même de n’avoir pas été finies. Avec l’inachèvement commence donc le regard moderne, celui qui s’émeut au spectacle reconstitué du geste créateur. 

Là est pour moi l’épreuve de contemporanéité — avec nous qui le regardons aujourd’hui, mais qui pouvons aussi embrasser du même regard Léonard et Machiavel. Car ce dernier peut aussi faire de l’inachèvement des constructions institutionnelles de son temps le nerf de sa philosophie politique. S’il nous intéresse tant aujourd’hui, c’est parce que sa pensée se meut dans un monde incertain, où les Etats ne sont pas figés, où l’on comprend — mais aussi à la lumière des lectures successives qu’il suscite, comme celles de Claude Lefort — que ce qui se désigne là est bien le fait que l’indétermination est le lieu même du politique. Voici pourquoi j’ai voulu donner de l’un et de l’autre des « portraits brusqués », en imaginant une forme littéraire à cette idée sinon d’inachèvement, du moins d’empressement. A un moment, tout s’accélère. C’est ce que j’ai tenté de donner à sentir et à comprendre dans le dernier chapitre intitulé justement « Finir n’est rien ». Alors on doit prendre congé, sans s’attarder. 

 


Comme en écho au peintre, la figure de Machiavel telle que vous la tissez se rejoint pas assez exactement celle, connue et livresque, du philosophe politique mais emprunte ses traits majeurs à des qualités picturales. Pour présenter Machiavel, vous n’hésitez ainsi pas à faire de la vue puis de la vision les deux qualités politiques essentielles pour se guider politiquement. Vous affirmez avec force : “Trouver la bonne distance ; un pas de côté, tracer la perspective : comme un peintre, Machiavel sait que la recherche de la vérité dans les choses est affaire de point de vue.” En quoi cette liberté que Machiavel trouve dans l’action politique s’opère comme pour le peintre par un déplacement de ligne ? Est-ce en ce sens pictural qu’il faut comprendre le conseil qu’il donnera plus tard aux hommes de la Seigneurie : il faut voyager et surtout ouvrir les yeux ?  


Oui, ce point m’avait frappé : la première prise de parole publique de Machiavel, à l’adresse des Dieci di libertà qui forment la Seigneurie de Florence en 1503 est : « Sortez maintenant de chez vous et considérez ceux qui vous entourent ». Entendons-bien : c’est moins une invitation au voyage qu’une exhortation à cette expérience de pensée qui consiste, comme vous le dites, à déplacer les lignes et changer la perspective. Voir d’ailleurs pour se découvrir les autres des autres. Le jeune Machiavel ne conseille pas aux gouvernants de se déplacer pour rencontrer l’altérité ; il leur demande de se décaler pour voir comment on les voit eux-mêmes. C’est donc bien une « construction perspective » au sens des peintres du Quattrocento, qu’ils appelaient « artificielle » car elle ne visait pas, contrairement à ce que l’on pense parfois, l’illusion naturaliste.

Comme je le dis je crois dans le livre, c’est un texte de Carlo Ginzburg, intitulé « Distance et perspective. Deux métaphores » (il a été traduit en français dans le recueil A distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Gallimard, 2001) qui m’a mis sur la piste. Celle, justement, de la métaphore au sens propre, comme transport. Ginzburg suggère que le passage du Moyen Âge à la Renaissance s’exprime par un changement de métaphore : on pensait l’ordre politique musicalement (un accord), on le pense désormais visuellement (une symétrie). C’est moins la question de la périodisation qui m’intéresse ici (je ne crois pas aux chrononymes à bords nets) que la question de la visualité. Car en effet, Machiavel est le penseur politique de la prise de position. Or ce sont les peintres qui prennent position devant les paysages. Voilà pourquoi la dédicace au Prince, où il prétend vouloir agir comme coloro che disegnano e paesi — difficile à traduire : « ceux qui dessinent les pays » sont des cartographes qui font œuvre d’invention plus que d’inventaire, comme l’a depuis montré Romain Descendre — est peut-être une allusion voilée à Léonard de Vinci. Et on comprend alors pourquoi, dans ce rapport à la visualité, et parce que comme l’a bien compris Paul Valéry, Léonard est celui qui fait de sa peinture sa seule philosophie, Machiavel est son disciple. 

 


Peu à peu, dans ce récit structuré comme une double hélice narrative ou une ellipse géométrique à deux centres, Léonard et Machiavel montre deux personnages progressivement en constante synesthésie, qui échangent progressivement, insensiblement leurs qualités respectives : comme si l’époque placée sous le signe de l’alchimie opérait elle-même une alchimie ontologique entre les deux hommes. C’est ce que vous avancez avec force : “Machiavel devient machiavélien au contact de Léonard et Léonard léonardesque sous le regard de Nicolas.” Pourriez-vous nous en dire un mot ?  


Vous avez raison, mais lorsque je risque cette hypothèse il est vrai bien hasardeuse, c’est pour décrire la rencontre entre ces deux personnages dans l’espace romanesque : en l’occurrence dans Le Roman de Léonard de Vinci de Dmitri Merejkovski (1899) qui avait tant fasciné Freud. Là, pour le coup, ce sont bien des personnages qui évoluent sur une scène littéraire. Ce texte est fascinant, même s’il use de tous les ressorts « fin de siècle » du roman historique. Je me suis intéressé à ce livre pour expliciter la méfiance qu’il m’inspirait. A la fin, les deux personnages échangent des formules sentencieuses et des mots d’auteur, comme deux cabotins dans un téléfilm qui font assaut de pensées profondes pour se rendre reconnaissables aux yeux de la postérité. Même s’il n’était pas question pour moi d’écrire des dialogues reconstitués, l’idée de mettre en scène la confrontation entre deux « grands hommes » me déprimait.

Comment y contrevenir ? Comment dissiper l’aura de ces noms propres, pour le dire avec Walter Benjamin ? Comment faire oublier, le temps de la lecture, ce que le temps a fait d’eux, sans chercher à se placer ailleurs que dans l’aujourd’hui ? Nous ne sommes pas avec eux, nous ne nous y retrouvons pas, et pas question évidemment de psychologiser la rencontre. De toute façon, ils ne disent rien l’un de l’autre : aucune prise, décidément, pour une approche classique de biographie croisée. 

Cette latence documentaire rendait possible la radicalité historiographique et littéraire, inséparablement, de mon projet : écrire historiquement sur ce que vous appelez « une alchimie ontologique », qui pour être abstraite, n’en est pas moins intense. Et peut-être même intensément ressentie. C’est cela au fond que je nomme contemporanéité : ce point de fusion, ou de friction, dans lequel on n’est plus seul, puisque ce qu’il y a de plus intime est ce manque de soi à soi où s’engouffre l’histoire, quelque chose comme un moi historique. Or bien évidemment, cette friction est une fiction. 

 


Ce qui ne manque pas de frapper d’emblée dans Léonard et Machiavel, c’est combien se trouve mise en intrigue la poétique même du récit de l’historien par l’historien que vous êtes. Si “la chronique éclatée des rencontres entre Léonard et Machiavel est comme un rendez-vous manqué avec l’érudition”, il ne l’est pas seulement avec l’érudition mais aussi avec la littérature elle-même. Peu de livres ont été écrit sur le sujet et c’est pourtant à l’écriture même que vous confiez ces trouées de l’histoire mais en prenant soin de distinguer “historien” et “auteur d’histoires”. Dans un passage remarquable, vous les opposez non depuis le rapport qu’ils entretiennent à la parole mais au silence : l’auteur d’histoires le comble par son art de la parole tandis que l’historien “interroge paisiblement le silence”. Être historien, c’est ne pas composer avec le manque mais le laisser être dans sa brèche même ? Est-ce pour cette raison que vous refusez la métaphore du puzzle qui revient à plusieurs reprises pour lui préférer celle du voyageur qui traverse une rivière au gué ? 


Vous pointez là le fait saillant. Peut-être était-ce cela, Léonard et Machiavel : un essai d’histoire, au sens où je m’essayais à en tester les limites, à chercher le point où, prenant langue avec la littérature, on est au bord de défaire le pacte de confiance qui fonde le régime de vérité des historiens — et, évidemment, s’arrêter juste avant. Avant que la tentation de se jeter dans le grand bain rafraichissant de la fiction ne devienne irrésistible. Face à une documentation lacunaire, on peut croire en effet que le temps l’a mis en pièces, et qu’il revient à l’historien de la recomposer. Mais c’est supposer une unité originelle que rien ne prouve : pour entreprendre d’ajuster patiemment les pièces d’un puzzle, il faut être assuré qu’il y a bien quelque chose à retrouver, l’intégrité d’une grande image. Or même si l’histoire a à voir avec l’enfance, nous sommes orphelins de cette certitude.

Voilà pourquoi je choisis d’autres métaphores, également enfantines, pour dire ce travail de conciliation entre l’érudition et l’imagination. Il ne faut pas colmater les brèches par le mastic du vraisemblable, et encore moins inventer les sources qui nous manquent. Je repense à ce livre de Roger Chartier, Cardenio entre Cervantès et Shakespeare. Histoire d’une pièce perdue (Gallimard, 2011). Une pièce de théâtre, et non de puzzle, mais dont le manque paraissait si intolérable à certains, notamment au XVIIIe siècle, qu’il leur prit l’envie de la reconstituer. J’essaye d’écrire sur cette tentation du passage à l’acte, et surtout sur les moyens littéraires de ne pas y céder. Et pourquoi faudrait-il ne pas y céder ? Parce qu’en effet, vous avez raison, il me semble plus juste et plus beau de circonscrire le manque plutôt que de chercher à le combler. Non pas faire parler les silences, au sens où l’on dirait des mots qui en tiennent lieu et finiraient par les faire taire, mais se placer au lieu même de l’absence.  On pourrait dire, si l’on en croit Michel de Certeau, que ce scrupule est au cœur même de l’acte d’écrire l’histoire. Mais on ne doit pas non plus négliger qu’il est contemporain d’un certain état de la littérature. C’est en lisant un article de Claude Pérez publié dans la revue Littératures en juin 2018 que j’ai compris par exemple tout ce que cette manière d’« imaginer sur pièces », que j’avais mise en œuvre de manière instinctive, sans trop y penser, devait à la lecture de Patrick Modiano, et de toutes celles et tous ceux qui s’en autorisent ou s’en encouragent aujourd’hui.  

 


Ce qui singularise encore Léonard et Machiavel, c’est la manière dont, comme historien, vous proposez non des définitions définitives mais des définitions en épanorthose, comme si le récit vous permettait, depuis l’intérieur d’une parole placée sous le signe de la mesure et de la prudence, d’approcher une notion par cercles concentriques, de l’affiner à chaque fois, qu’il s’agisse par exemple de l’humanisme qui “éclaire le monde d’une nouvelle clarté qui dissipe le “tumulte des détails”” ou encore de la politique présentée comme “l’art du dissensus”. En quoi le récit vous permit-il une prudence épistémique que n’autorise peut-être pas une forme plus académique de récit historique ? 


Sans doute parce que le récit se double d’une intrigue de méthode qui, faisant sans cesse retour sur ses propres conditions de véridicité, dit l’incertitude. Elle n’est pas feinte, croyez-moi : je suis convaincu que l’histoire, comme discipline, ne s’affaiblit pas en exposant ses insuffisances. Au contraire, elle s’affirme pour ce qu’elle est : une quête de savoir mue par l’exercice méthodique du doute.  Reste qu’évidemment toute aventure de connaissance par l’écriture ne s’ordonne pas sans danger. Ce que vous appelez poliment « épanorthose » n’est jamais très loin de la palinodie, qui elle peut aisément lasser, ou à tout le moins éveiller le soupçon. 

Il en est un autre : cette manière de faire peut aussi apparaître comme paradoxalement autoritaire. Après tout, cette prudence méthodologique dont vous parlez est, dans la forme académique du récit historien, généralement garantie par l’appareil critique et tout le paratexte qui participe à la fois de la poétique de l’histoire et de la « morale de l’intelligence » dont parlait Marc Bloch. Si on prétend, comme je l’ai fait, la narrativiser — il y a certes des références citées à la fin dans une sorte de bibliographie parlée en « dettes, textes, sources », mais l’essentiel est, comme vous le dites, pris en charge par l’écriture elle-même, dans l’élan même du récit — le risque est de faire disparaître le débat historiographique et l’exercice collectif de l’histoire, auquel je suis également très attaché.

C’est que l’écriture de ce livre, je m’en avise à présent, fut à la fois solitaire et non préméditée. Ce n’est qu’après-coup que Léonard et Machiavel, paru en 2008, a été embarqué dans le débat sur « littérature et histoire » — un débat auquel j’ai participé moi-même, publiant différents articles entre 2009 et 2010, ce qui me mettait dans la situation un peu embarrassante de théorisation rétrospective. Or il me semble que ce débat s’est épuisé assez vite, cantonné qu’il fut aux commentaires un peu routiniers d’un petit corpus de littérature contemporaine qui s’est rapidement ossifié en canon. 

 


Enfin ma dernière question voudrait porter sur les liens que l’historien que vous êtes tisse avec l’actualité. Si on se souvient que vous avez été l’un des maîtres d’œuvre de la cérémonie d’ouverture des JO, proposant des tableaux qui soulignaient l’actualité de certains épisodes historiques, Léonard et Machiavel posait déjà frontalement la question déjà son souci de savoir ce qui rend l’histoire contemporain, ce qu’est plus largement le contemporain : “Contemporanéité est un mot qui boite et qui grince, mais c’est le bon mot. Il exprime une des ambitions de ce petit livre : comprendre ce que contemporain veut dire.” Est-ce en ce sens qu’on doit comprendre la remarque finale : “Ils n’ont pas fait leur temps ; parce qu’ils furent si intensément du leur, ils sont toujours du nôtre.” ? En quoi ainsi sont-ils nos toujours contemporains, sans cesse actuels ? 

 

Oui, cette question de la contemporanéité était évidemment cruciale pour moi. Je l’exprimais en effet dans les termes de Guy Debord (« Les avant- gardes n’ont qu’un temps. Et ce qui peut leur arriver de plus heureux, c’est, au plein sens du terme, d’avoir fait leur temps »). C’est que je ne connaissais pas alors la petite conférence de Giorgio Agamben Qu’est-ce que le contemporain ? (Payot-Rivages, 2008) où il définit la contemporanéité comme « cette singulière relation avec son propre temps auquel on adhère tout en prenant ses distances », une relation qui consiste à reconnaître « dans l’obscurité du présent cette lumière qui cherche à nous rejoindre et ne le peut pas ». Voilà très exactement ce que je cherchais, à tâtons.

Y suis-je parvenu ? Sans doute pas, puisque j’ai continué depuis à écrire sur Léonard et sur Machiavel, séparément désormais, mais toujours dans cette perspective d’aller y traquer leur puissance d’actualisation — cette « force politique des images », pour reprendre le sous-titre d’un livre postérieur (Conjurer la peur, Seuil, 2013) qui d’une certaine manière poursuivait cette échappée sur la ligne de crête entre histoire et littérature. Car une chose est certaine : Léonard et Machiavel n’a pas asséché mon désir d’écriture savante, et contrairement à tous ceux qui me poussent à « sauter le pas », je ne considère pas le passage à l’acte fictionnel comme une libération nécessaire, ni même nécessairement comme une libération. On pourrait même dire que Conjurer la peur, même s’il se pare de notes de bas de page et ne renonce pas à la discussion érudite avec la bibliographie, est à certains endroits plus « littéraire » que Léonard et Machiavel — et notamment à la toute fin, avec l’invention d’un narrateur légèrement détaché du moi historien. 

Car davantage peut-être que le rapport à la fiction, c’est la question du narrateur qui fait le partage entre histoire et littérature. Peut-on par exemple imaginer qu’un livre d’histoire puisse être composé comme une enquête menée par un personnage fictionnel ? Je m’interroge aujourd’hui. Dès lors qu’on décide de rééditer un livre déjà un peu ancien, on doit évidemment se poser la question de savoir s’il n’a pas « fait son temps ». Ce n’est sans doute pas à moi de répondre. Si l’on écrit de l’histoire, c’est pour ouvrir des possibles. Si la lecture de Léonard et Machiavel a pu encourager certaines expérimentations littéraires chez les historiennes et les historiens, alors j’en suis fier et heureux. Peu importe ce que j’en pense et si j’y adhère totalement, peu importent mes propres réticences face à tout ce qui pourrait de près ou de loin se revendiquer de mon propre travail, l’essentiel encore une fois est de rendre possible, par l’écriture, d’autres écritures. 




Patrick Boucheron, Léonard et Machiavel (Nouvelle édition), Verdier, "poche", septembre 2024, 250 pages, 10,50 euros

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