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Réveiller ou enfouir le passé franco-algérien ? La grotte chez Assia Djebar, Georges Buis, Yamina Mechakra

  • Photo du rédacteur: Christiane Chaulet Achour
    Christiane Chaulet Achour
  • 31 mars
  • 20 min de lecture

"Les grottes du Dahra", 1845 (c) Wkicommons
"Les grottes du Dahra", 1845 (c) Wkicommons

 « Ne peut-on pas dire que certains peuples souffrent d’un trop de mémoire, comme s’ils étaient hantés par le souvenir des humiliations subies lors d’un passé éloigné et aussi par celui des gloires lointaines ? Mais ne peut-on pas dire au contraire que d’autres peuples souffrent d’un défaut de mémoire comme s’ils fuyaient devant la hantise de leur propre passé ? ». Cette citation de Paul Ricoeur que Benjamin Stora a choisie en tête de son rapport remis à Emmanuel Macron et édité en 2021, sous le titre, France-Algérie - Les passions douloureuses, sert d’exergue à cet article.




Les enjeux du passé


Les crimes coloniaux de la conquête de l’Algérie au XIXe siècle, les stratégies d’écrasement d’une résistance au XXe siècle et les réponses de part et d’autre des deux camps en présence, les enquêtes, débats et ouvrages déchaînent les passions dans l’actualité française, nourrissant la remise en cause de la relation franco-algérienne actuelle bien lisible dans la perspective de la rente mémorielle, les yeux fixés sur 2027. Les travaux des historiens ne font plus consensus puisqu’est contestée leur objectivité ; il y a peu d’espoir de sortir de l’impasse qui se creuse de plus en plus profondément à la mesure de l’avancée de la nostalgérie alimentée par les courants de l’(extrême)-droite française se traduisant par un refus catégorique de toute lecture objective s’appuyant sur des faits et une surenchère sur les bienfaits de la colonisation. La contre-offensive affective autour de l’humiliation que l’Algérie imposerait à la France s’accompagne d’un lynchage de toute parole autre, montrée du doigt comme dissidente. Tout cela laisse peu de marge de manœuvres à qui croit que la connaissance du passé est un viatique pour comprendre le présent et préparer l’avenir. Une phrase de Jean-Michel Apathie a mis le feu aux poudres de façon ahurissante.


Nous procéderons en deux temps : celui de « la première guerre d’Algérie - 1830-1871 » puis celui de « la seconde guerre d’Algérie - 1954-1962 ». A chaque époque, nous pensons qu’il reste une entrée pour sortir du silence imposée sur des faits historiques : les romans. Car si l’apport de l’œuvre littéraire reste confidentiel par rapport à l’amplification médiatique d’une petite phrase dans un bulletin radiodiffusé, l’investissement mémoriel d’un créateur est une source qui fait réfléchir sur l’Histoire en laissant le lecteur libre ou non d’engranger un savoir et d’en tirer une leçon. Dans ces romans, nous nous intéresserons à un espace particulier investi par trois romanciers : la grotte.



Grottes et enfumades lors de la conquête de l’Algérie


Dès le 13 mars 2025, Alain Ruscio, lors d’un entretien avec Mathieu Magnaudeix dans l’émission « A l’air libre » de Mediapart, à propos de l’édition de sa « somme » couvrant la période 1830-1852 de la conquête, rappelait sa brutalité [cf. Collateral, 4 mars 2025] et fait allusion à la phrase du journaliste pour corroborer son propos.

Le Monde consacre toute une page, le 21 mars 2025, à cette remise en cause des propos tenus par Jean-Michel Apathie, pour souligner le bien-fondé de ce qu’il a avancé. Le premier article, clair et documenté, est de Colette Zytnicki [professeur émérite de l’université Toulouse-Jean Jaurès, son dernier ouvrage, en 2022, porte justement sur la période considérée, La Conquête. Comment les Français ont pris possession de l'Algérie (1830-1848)] qui, non sans une pointe d’humour, précise : « Tout ce tohu-bohu médiatique peut avoir un intérêt : revenir sur les premiers temps de la colonisation française en Algérie. Et le constat est clair : la conquête qui s’étend sur plus de vingt ans à partir de 1830, a été une véritable guerre, avec tout son cortège de massacres et de destruction ». Elle précise encore que tout cela est amplement documenté par les travaux des historiens. Le second article est de Mathieu Belezi, romancier connu pour sa tétralogie sur la colonisation en Algérie [Collateral, 12 janvier 2024], réédité au Tripode, depuis le succès de son quatrième opus : « Nous sommes tous victimes d’une amnésie collective » est le titre de sa contribution. S’il concède une certaine maladresse du journaliste, il affirme : « Mais enfin, derrière cette réaction épidermique d’une radio qui ne pense qu’à son audience, il faut bien admettre qu’il y a encore, en 2025, une censure qui ne dit pas son nom, mais qui existe et œuvre et manœuvre pour que le discours aberrant d’une colonisation positive continue d’illusionner une bonne partie des Français ».  Rappelons une simple citation du roman, Attaquer la terre et le soleil, dans la bouche du soldat anonyme de la conquête :


« c’est vrai que nous ne sommes pas des anges

et cette plainte continue ne cesse qu’au coucher du soleil, lorsqu’il ne reste plus âme qui vive au fond de ces foutues grottes, alors nous cessons d’attiser les feux, alors nous les laissons s’éteindre, et dans la nuit qui vient nous redescendons la pente pour prendre nos quartiers dans les gourbis vidés à tout jamais de leurs habitants

non, nous ne sommes pas des anges. »


Enfin, ce mois de mars, c’est Jean-Maxence Granier qui, dans Esprit, revenait longuement sur cette polémique : « Il aura suffi d’une phrase, d’une comparaison historique, dans le cadre d’un échange sur notre relation houleuse avec l’Algérie d’aujourd’hui, pour qu’un journaliste chevronné se retrouve poussé à une forme d’exil médiatique. Jean-Michel Aphatie, figure familière des matinales de RTL, a osé rappeler une vérité dérangeante : « Chaque année, en France, on commémore ce qui s’est passé à Oradour-sur-Glane, c’est-à-dire le massacre de tout un village. Mais on en a fait des centaines, nous, en Algérie. Est-ce qu’on en a conscience ? » Cette audace lui a coûté sa place. Derrière cette polémique se cache un malaise profond, celui d’une nation incapable d’affronter les zones d’ombre de son histoire coloniale ».

A l’appui de cet article qui, comme les précédents, remet les pendules à l’heure et déplore le manque de connaissance de ce passé récent, une illustration de Tony Johannot (1803-1852) en qui Théophile Gautier voyait « le roi de l’illustration ».

On peut lire dans la notice bien documentée de Wikipédia, « Enfumades d’Algérie », cette précision : « Parmi les artistes qui ont réagi à cet événement, on peut citer Horace Vernet qui, s'adressant à Pélissier en avril 1846, lui dit son « indignation pour la manière infâme dont certains individus qui ne font la guerre que de loin, ont calomnié [l’] attaque des grottes ». On se souvient que Vernet fut vertement critiqué par Baudelaire qui voyait en lui « un militaire qui fait de la peinture ». Les Grottes du Dahra, eau-forte de Tony Johammot représente le massacre. Cette œuvre fut insérée dans l’ouvrage de P. Christian ». 



« Les grottes du Dahra, 1845 - domaine public via Wikimedia »
« Les grottes du Dahra, 1845 - domaine public via Wikimedia »


Justement ce P. Christian est le pseudonyme de Christian, Jean-Bapiste Pitois, historien, bibliographe et journaliste qui fut attaché à la bibliothèque du Ministère de l'instruction publique et secrétaire particulier du maréchal Bugeaud ; il fut également un collaborateur de Charles Nodier, à la bibliothèque de l'Arsenal. C’est un de ceux qu’Assia Djebar sollicite pour insérer le récit de l’exploit guerrier de Pélissier dans son  roman de 1985, L’Amour, la fantasia.


L’écriture de la romancière peut-elle parvenir à convaincre celles et ceux qui voudront bien la lire, de la répétition, de guerre en guerre, des monstruosités contre les populations civiles ? Le chapitre à lire, d’une vingtaine de pages, est au premier tiers du roman, « Femmes, enfants, bœufs couchés dans les grottes… ». En historienne soucieuse de donner des faits précis, elle nomme les ennemis en présence, tant du côté des chefs d’armée français que du côté des résistants algériens : « Le 11 juin […] Bugeaud envoie à Pélissier, qui se dirige vers le territoire des Ouled Riah, un ordre écrit. Cassaigne, l’aide de camp du colonel, en évoquera les termes plus tard : « Si ces gredins se retirent dans leurs grottes, ordonne Bugeaud, imitez Cavaignac aux Sbéah, enfumez-les à outrance, comme des renards ! »


C’est donc l’opération dirigée par Pélissier que détaille la romancière, non qu’elle fut pire que celle de Cavaignac auparavant mais parce que Pélissier en a rédigé un compte-rendu précis qui sert de base à son récit, « premier écrivain de la première guerre d’Algérie » écrit-elle. Elle s’appuie aussi sur les récits de deux témoins oculaires : un Espagnol engagé dans l’armée française et un anonyme qui a écrit à sa famille et dont P. Christian publiera le texte dans son ouvrage. Le lieutenant-colonel Canrobert écrira plus tard : « Pélissier n’eut qu’un tort : comme il écrivait fort bien et qu’il le savait, il fit dans son rapport une description éloquente et réaliste, beaucoup trop réaliste, des souffrances des Arabes… » Et la romancière poursuit : « Asphyxiés du Dahra que les mots exposent, que la mémoire déterre. L’écriture du rapport de Pélissier, du témoignage dénonciateur de l’officier espagnol, de la lettre de l’anonyme troublé, cette écriture est devenue graphie de fer et d’acier inscrite contre les falaises de Nacmaria ».

Moins de deux mois après, Sant-Arnaud qui a enfumé huit cents Sbéah au moins, a compris  la leçon et s’est bien gardé d’écrire. Assia Djebar reçoit ce qu’elle nomme « le palimpseste » de Pélissier « pour y inscrire à mon tour la passion calcinée des ancêtres ».

De ce roman dont elle a reconnu la forte teneur autobiographique car même dans le récit historique, la narratrice s’immisce, l’écrivaine dit : « Ma fiction est cette autobiographie qui s’esquisse, alourdie par l’héritage qui m’encombre ». Les enfumades dans les grottes sont bien évidemment partie de ce lourd héritage qui pèse dans la mémoire algérienne.

L’œuvre d’Assia Djebar est suffisamment connue pour que je ne m’y attarde pas plus. L’essentiel serait de lire ces pages.


***

Dans son intervention, Jean-Michel Aphatie n’a pas précisé la période. Parlait-il de la conquête ou plutôt de la guerre d’Algérie - 1954-1962 ? C’est donc à cette seconde période que nous allons nous intéresser maintenant, en partant de réactions dans les médias pour en venir à ce qui nous tient à cœur, des romans, en privilégiant toujours le motif de la grotte.


Grottes et armes chimiques 


La Charente libre du 12 mars 2025, signale un documentaire, « Algérie, sections armes spéciales », de 52 mn de la réalisatrice Claire Billet qui s’est appuyée sur les recherches faites par l’historien Christophe Lafaye à partir d’archives, de témoignages d’anciens soldats français et d’Algériens, sur l’utilisation des armes chimiques par l’armée française pendant le guerre d’Algérie. Ce documentaire devait être diffusé sur la 5 le 16 mars mais, finalement, il a été enlevé de la programmation. L’enquête reste disponible sur la plateforme France.tv.

La section « armes spéciales », avait pour mission de déloger les combattants de l’Armée de libération nationale (ALN) de leurs refuges montagneux. « Armes spéciales », c’est-à-dire gaz toxiques, au premier rang desquels le CN2D, cocktail composé notamment d’un gaz dérivé du cyanure (CN) et d’un autre de l’arsenic (DM) aux effets irritants pour les poumons, les yeux et les muqueuses, provoquant maux de tête et vomissements. Ces gaz peuvent devenir mortels en milieu confiné, comme ce fut le cas dans les grottes.


  « La grotte, il fallait la fouiller, la gazer et si possible faire sauter l’entrée », raconte ainsi Jean Vidalenc, ex-soldat aujourd’hui octogénaire, décoré pour avoir balancé un « pot de gaz » et « mis hors de combat 10 adversaires » à Tolga, dans le massif des Aurès en décembre 1959. « Je ne me suis pas endormi une fois en 60 ans sans penser à la guerre d’Algérie », confie-t-il à la caméra, la voix tremblante et les yeux humides. Armand Casanova, alors âgé d’à peine 18 ans, était surnommé le « rat » pour son habileté à se faufiler dans des tunnels étroits. « L’odeur du gaz, je la sens encore, l’odeur de la mort aussi », dit-il, précisant qu'« un quart d’heure suffisait » pour mourir. L’historien a pu recenser 440 opérations françaises impliquant l’utilisation d’armes chimiques en Algérie, principalement dans les montagnes de Kabylie et des Aurés, mais pense qu’il y en a eu beaucoup plus ; l’objectif étant d’empêcher les combattants algériens de s’établir dans ces grottes ou de déloger ceux qui y avaient établi leur refuge.


Les commentaires, nombreux, qui accompagnent cet article peuvent se répartir en trois dominantes, en laissant de côté insultes et procès d’intention. La dominante la plus récurrente est celle qui justifie cette stratégie en reprenant les arguments souvent utilisés : sans la France,  l’Algérie n’existerait pas ; le FLN a commis des exactions plus graves que celles de l’armée française : « La fin justifie les moyens. Vive la France ». La guerre reste la guerre.

La seconde dominante est moins fréquente : il faut mettre le voile sur des faits passés. Le passé est le passé, il est inutile de le réveiller. « Notre époque est suffisamment compliquée, pas besoin d'en rajouter un peu plus ». « Quel est l’intérêt de ce genre d'article, si ce n'est que de jeter de l'huile sur le feu alors que nous sommes en pleine crise diplomatique avec l'Algérie? »

La troisième dominante, tout à fait minoritaire (3 avis sur les 56 donnés) est qu’un tel article donne le désir d’en savoir plus, de s’informer. « Heureusement que des chercheurs et journalistes finissent par déterrer les secrets, ça serait dommage de passer à côté... » Des commentaires mettent le doigt sur des faits semblables dans d’autres guerres. On ne peut ni on ne doit cacher des vérités historiques.


Ici aussi, comme je l’ai exposé plus haut, la littérature peut être d’un grand secours pour approcher des épisodes dérangeants. Autour de l’espace de la grotte et de son élimination, on peut lire deux romans qui se répondent d’un côté et de l’autre du conflit : le récit d’une romancière algérienne et le roman d’un miliaire français, autour d’une grotte dans les Aurès : elle est vue et vécue de l’intérieur ; elle est l’objet de l’attaque de l’extérieur. Elle est refuge et piège  vs obstacle et destruction.



La Grotte et La Grotte éclatée, un lieu pour deux regards


Que disent-ils du motif de la grotte ? Un des commentaires de l’article précédent n’y allait pas par quatre chemins : « Pour les grottes, tu as deux solutions : soit tu rentres pour combattre au corps à corps, soit tu enfumes. Nos "historiens" et nos guerriers du Web semblent l'ignorer, c'est ça, la guerre ».  




Très connu en Algérie, le récit onale et de la préface de Kateb Yacine, « Les enfants de la Kahina ». L’écrivain   y reconnaissait une voix singulière et concluait par la phrase devenue célèbre : « A l’heure actuelle, dans notre pays, une femme qui écrit vaut son pesant de poudre », à laquelle je préfère pour ma part, toujours dans cette préface : « c’est un défi aux bouches cousues ».

Cette œuvre est à lire dans l’ensemble littéraire qui, depuis l’indépendance, revisite la guerre décisive dans l’émergence de l’Algérie nouvelle. Rattachant Yamina Mechakra à la Kahina, Kateb Yacine tisse le lien des résistances : « Aujourd’hui que l’insurrection de l’Aurès enfante sous nos yeux une Algérie nouvelle, il faut lire et faire lire ce livre, pour qu’il y en ait d’autres, et pour que d’autres élèvent la voix. » 


Née le 17 janvier 1949 à La Meskiana dans les Aurès, Yamina Mechakra est issue d’une famille de militants d’ascendance berbère. Le frère aîné, instituteur, lui donne le goût de la lecture, relayé par la bibliothèque de l’école. Elle entre à l’école primaire de filles de Meskiana en 1956. Elle y vit un événement qui la marque à jamais qu’elle a raconté à Rachid Mokhtari qui lui a consacré un livre, en 2015 à Alger, Yamina Mechakra – Entretiens et lectures, essai ; scène à l’origine en partie de l’écriture de La Grotte éclatée : 

«  Un jour de l’année 1958, elle assiste du grenier de la maison, à une scène qui la marque à vie : un camion de l’armée française s’arrête, et des soldats en descendent. Ils enlèvent la bâche arrière du véhicule et déversent leur cargaison : des corps déchiquetés de maquisards. De retour d’une opération de ratissage, l’armée française, pour effrayer les populations civiles, les femmes et les enfants surtout, rapporte les corps des maquisards tués, dévêtus, les aligne sur la place publique du village et force les habitants à venir les identifier. La petite fille a vu. Des intestins, des poumons, des têtes fracassées, des jambes coupées. Une scène d’horreur. Elle consigne cette scène cauchemardesque dans son journal : " De ce jour, je n’ai plus mangé de viande". Dans La Grotte éclatée, elle décrit la même scène de violence, de sang, de corps de combattants déchiquetés lors du bombardement de la grotte par l’aviation ennemie. ». 

Elle s’installe à Alger en 1970, pour ses études de médecine. Elle commence aussi à écrire. Elle a exercé dans plusieurs villes d’Algérie, du nord au sud. En 1990, elle intègre l’hôpital Drid Hocine où elle exerce malgré de fréquents arrêts dûs à ses problèmes de santé. Elle décède en 2013 à Alger.


La Grotte éclatée est sa première œuvre publiée, assez lentement à cause du monopole d’état sur l’édition. On a souvent évoqué l’influence de Kateb Yacine sur la jeune romancière. S’il y a des parentés entre ce récit et Nedjma, elles ne sont pas de l’ordre de l’évidence. Rachid Mokhtari l’interrogeant sur cette influence, Yamina Mechakra répond : « « Ce que les gens ne comprennent pas, si Kateb et moi écrivons, je ne dirais pas de la même manière, mais c’est parce que nous sommes habités par la même culture, c’est peut-être dû au fait que nous sommes issus du même terroir. Cette histoire de l’aigle de Keblout en lequel l’ancêtre s’est métamorphosé pour échapper à un assassinat, mais c’est aussi la mienne. Nous sommes issus d’une culture commune. Sedrata n’est pas loin de la Meskiana. C’est la mémoire collective que les gens sèment entre ces deux patelins où ils arrivent souvent que les gens aillent prendre un café chez les uns et les autres. Nous sommes de la même région et nous partageons le même humus ».


Ce n’était pas le premier roman féminin sur la guerre. On connaissait ceux d’Assia Djebar en particulier, Les enfants du nouveau monde, Les Alouettes naïves et L'Amour, la fantasia ainsi que quelques nouvelles de Femmes d'Alger dans leur appartement. La même année que le récit de Y. Mechakra paraissait en France, L’Oued en crue de Bediya Bachir (Baya El Aouchiche-Jurquet) aux éditions du Centenaire. Ecrit en 1960 d’une écriture très classique, il campait des figures féminines frappantes et, en particulier, la mère de la famille Zerrouk, femme de ménage dans le quartier européen d’Alger. Sorte de mère courage qui, de décès en injustice, arrive, en décembre 1960, aux premières lignes des manifestations populaires aux côtés de sa fille, brandissant le drapeau brodé en cachette. Le récit de Y. Mechakra, lui, se met en marge d’un réalisme documentaire pour plonger le lecteur dans un enchaînement poétique, à la fois lyrique et épique, où s’entrecroisent les chronologies et les symboles mais aussi les épisodes les plus crus d’une guerre, inventant « la grotte au cœur de cendre et un peu d'amitié. » 


La narratrice est une enfant naturelle élevée dans les orphelinats : « Ramassée dans la Souika constantinoise je fus ballottée d'orphelinat en orphelinat, de famille en famille charitable (...) Je priai chez les uns Sidna Mohammed, chez les autres Moïse ou Jésus parce que je n'aimais personne. Chez les uns on m'appelait Marie ou Judith, chez les autres Fatma. Je portais mes prénoms comme des robes et mes saints comme des couronnes ».


Au moment de la résistance au colonialisme, elle a été affectée comme infirmière dans un secteur frontalier de l'est en pleine montagne. Le début du récit raconte le séjour dans la grotte jusqu’à son éclatement sous les bombardements. Vient ensuite l’évacuation de l’infirmière blessée vers Tunis, son internement dans un service psychiatrique, puis son séjour dans un camp de réfugiés et enfin à son retour en Algérie en juillet 1962. L'infirmière, en treillis kaki et le crâne rasé, s'interroge : « Faudrait-il me résigner à l'idée d'attendre quelque vérité-peuple, les pieds enterrés dans les godillots puants, le corps enfoui dans l'horrible tenue Kaki-caca, la tête boule-à-zéro, les yeux rouges et les ongles sales ; me résigner, se résigner, résignation, des mots que je déteste ».


Cette "bâtarde" réalise son existence dans la lutte collective. Elle trouve l'amour dans plusieurs dimensions dans cet espace de guerre et de fraternité, dans cet espace masculin : « là, sur cette frontière, j'ai épousé mon peuple ». Car la guerre, ce sont les chairs meurtries de ces hommes où elle doit plonger, avec les blessures béantes qu'elle doit soulager : « je devenais le boucher de mes semblables » ; elle est aussi celle qui les réconforte, qui récite les versets du Coran qu'elle connaît, qui les ensevelit. Arris est l'amour révélé dont elle sera l'épouse puis la veuve : Arris, l'homme de l'Aurès, avec lequel elle signe le pacte du sang. Arris dont elle aura un fils qui, à son tour, sera amputé atrocement. Avec Arris, Salah, Kouider, elle s'est construit une maison, une ascendance, une famille : toujours en construction ou en reconstruction après la déflagration, à l'écoute des paroles des anciennes, à l'écoute des paroles des autres femmes dont elle se fait le relais dans le camp de réfugiés, pour les consigner dan son récit, comme elle l'annonce, superbement, dès l'exergue :


« Langage pétri dans les nattes tressées au feu de l'amour qui flambe depuis des siècles au cœur de mes ancêtres et dans mon cœur vers lequel souvent je tends mon visage gelé et mon regard humide pour pouvoir sourire. Langage pétri dans les tapis, livres ouverts portant l'empreinte multicolore des femmes de mon pays qui, dès l'aube, se mettent à écrire le feu de leurs entrailles pour couvrir l'enfant le soir quand le ciel volera le soleil ; dans les khalkhals d'argent, auréoles glacées aux fines chevilles, dont la musique rassure et réconforte celui qui dort près de l'âtre et déjà aime le pied de sa mère et la terre qu'elle foule ». 


Ce roman de guerre, volontairement énoncé au féminin, dépasse tabous et interdits pour laisser se dessiner les voies du désir et de la liberté. Cette infirmière, seule dans sa grotte, entourée d'hommes, est l'image d'une féminité différente. Roman itinéraire, le récit libère sa parole et celle des autres femmes :« J'ai chanté une vieille chanson au bout de laquelle flottait une rivière rouge qui venait du fond des révoltes encore chaudes de ma mémoire (...) Une chanson oubliée de tous et qui venait de l'avenir d'hier et de l'avenir d'aujourd'hui (...) Elle était plus rouge que les champs de coquelicots qui tapissaient l'or de notre vallée. (…) Nous drainerons les écritures pour qu'à travers les roseaux siffle le bonheur ».


A cette jeune femme atypique dans la littérature algérienne, on pourrait appliquer cette phrase du Cadavre encerclé : « Dès l’enfance, nous avons su qu’il faudrait nous battre. Dès que nous avons pu courir, nous avons pris la fronde et le maquis ».

La grotte est refuge tant qu’elle reste imprenable. L’infirmière y vit, y soigne ; elle aime et accouche de son enfant qu’elle nomme Arris. A la moitié du récit, son univers bascule :

« L’automne. Nouveaux bombardements sur la frontière. Je ne me souviens de rien… Notre grotte éclata…

Je la vis se remplir de fumée puis plus rien… Quand je me réveillais je n’avais plus qu’un bras, mon fils gisait au pied de Kouider méconnaissable : le napalm avait eu le dernier mot. Des arbustes nous servirent d’asile. Salah était enseveli sous les décombres ».


La page suivante égrène en six faits « octobre 1958 » : l’éclatement de la grotte, le napalm qui tue et atrophie, le désir de mort. L’infirmière est évacuée au Centre psychiatrique de la Manouba en Tunisie. Son fils a deux mois, « victime du napalm » « Mon fils vivant, aveugle et sans jambes. Mon fils brûlé ». Elle refuse tout ce qui lui est arrivé : « (Mes) cicatrices’ inventées. Mon fils, inventé - La grotte, inventée - L’orphelinat, inventé - Moi, inventé - Vous, inventé - La guerre, inventée ».


Elle sort peu à peu de la folie mais non de la rage : « Des blessés, une grotte, un feu, morts là-bas, sur une frontière, à la limite des Aurès, sous les yeux d’un arbre nu qui crachait sa colère à la face du ciel et des étoiles. A Tunis, je parlais d’une frontière gardée par un olivier desséché sur le tronc duquel les rivières s’étaient fermées.

Je parlais de mon fils, visage sans yeux tués par le napalm, mon fils bambin aux jambes assassinées ».


Son fils, lourdement handicapé, plonge dans la folie. Elle le berce, lui raconte son pays, son père, la grotte. Avec l’indépendance obtenue, c’est le retour des réfugiés en Algérie et sur la route de Tebessa elle recherche « un arbre nu et déchiré, mort debout, au pied duquel dormait ma grotte et mes amis.

Je le vis au bout de ma route, les bras levés vers le ciel. (…) Il avait survécu à mes amis. Il était ce quelque chose qui avait poussé dans ma mémoire quand ma grotte mourut. Il était l’unique quelque chose qui me parlât encore de mes amis. J’y accrochai ma ceinture ». 


Il est intéressant de lire en contrepoint et en contraste La Grotte de Georges Buis (1961) dont on peut penser que Yamina Mechakra l’a lu. C’est à l’extérieur de la grotte que nous passons avec ce roman. Rappelons d’abord brièvement qui est cet auteur. Le général Georges Buis, né le 24 février 1912 à Saïgon et décédé le 12 juin 1998 à Paris, est un militaire et résistant français, Compagnon de la Libération. C'est lui qui est entré secrètement le premier, avec le colonel Paul Repiton-Préneuf, dans le « Nid d’aigle » d'Hitler à Berchtesgaden. Il a été, en Algérie, colonel du 8ème Régiment de Spahis Algériens, dans les secteurs de Hodna et de Bougie (1958-1961). Il recevra la visite du général de Gaulle durant cette période grâce au travail de pacification de la frontière algéro-tunisienne. Ensuite, il a dirigé le cabinet militaire du haut-commissaire de la République en Algérie, Christian Fouchet, du mois de mars au mois de juillet 1962. 





A sa sortie, La Grotte de Georges Buis bénéficiait d’une note de lecture élogieuse de Pierre-Henri Simon dans Le Monde du 24 mai 1961. Celui-ci, soulignant la pléthore de récits et romans consacrés à la guerre qui n’est pas alors terminée, ajoute, comparant cette œuvre aux romans de Malraux : « La Grotte  de M. Georges Buis se présente comme un des livres du drame algérien qui ont les meilleures chances de lui survivre ». Le critique poursuit : « C'est d'abord une œuvre construite. Autour d'un protagoniste qui est aussi le foyer de conscience où toute l'action se réfracte, le chef d'escadron Enrico, quelques officiers et leurs hommes sont affrontés à la tâche de réduire un chef de bande, Rostom Moustache, et son second, Tahar Marseillaise ; on est au cœur des monts kabyles, et les rebelles disposent, on le sait, d'une grotte enfoncée en longue fissure sous la montagne, refuge inaccessible, place d'armes de la rébellion pour trois régions militaires. […] Un paysage souterrain de cataclysme lunaire, jusqu'à ce qu'on rencontre enfin l'obstacle infranchissable derrière lequel les deux chefs rebelles ont emmuré leur mort ou protégé leur fuite vers quelque issue secrète. […] M. Georges Buis – qui est, je crois bien, colonel, – décrit les mouvements avec une précision de tacticien, mais aussi avec une invention de poète qui les ordonne et les concentre dans l'harmonie d'un grand ballet héroïque. […] La lutte pour la grotte devient le symbole de cette guerre même, une épreuve d'intentions et de méthodes ». 

En 2013, Afifa Bererhi, universitaire algérienne, avait étudié le parallèle entre les deux romans sous le titre « Dyptique pour un trauma ». Nous faisons nôtres certaines de ses remarques.


Les militaires français ont une mission à mener à bien : retrouver une grotte dans  une montagne difficile et cette recherche, de près d’une année, va être longue. Son bombardement se produit « un matin d’octobre » de 1958. Le narrateur est en première ligne et donc un témoin crédible. Ces montages sont bien celles des Aurès où les habitants parlent le chaouia. La rédaction du récit, à la fin, est notée : « Constantinois, mai 1959 ».

La différence entre les deux romans dans la nomination des lieux s’explique par la position d’extériorité des Français alors que l’infirmière de La Grotte éclatée s’approprie le pays et impose sa présence en nommant les lieux pour elle-même et pour son fils. Mais un symbole fort relie les deux textes : celui de l’arbre dont on a vu la présence essentielle chez Yamina Mechakra. Dans le roman de Georges Buis, il est désigné comme « Arbre sacré » dès le début :


 « C’était le seul arbre existant sur l’immense flanc nord-ouest du djebel. Tout le monde le connaissait. Comme tous les arbres isolés qui s’imposent théâtralement à la fois comme halte et signal, il avait pris au cours des temps, un caractère religieux ».

A la fin du roman, Enrico « regardait l’arbre presque nu, le chandelier aux cent branches mauves dressées en contre-plongée dans le ciel. (…) C’en était bien fini du schiste noir qui se délite, de la rocaille, de l’argile, des marnes et du grand vent froid des hauts plateaux. Ici, sur la côte, le vieux miracle phénicien et grec l’accueillait en enfant prodigue. Il pensa à ce que cet accueil aurait de fugitif et il songea aussi que s’il avait du talent, il occuperait le reste de sa vie à dessiner un figuier ».


Dedans/Dehors, les conditions climatiques sont bien les mêmes et face à la rudesse du quotidien se crée, de part et d’autre, « une vie d’amitié » et de « solidarité ». Toute une stratégie est déployée pour réduire l’énigme de la grotte et Enrico en est obsédé. Cette fascination le fait chavirer entre mission à accomplir et attirance pour le pays dont il dit la beauté et l’envoûtement : « Il voulait rester le plus proche possible de cette terre et de ces gens ». Ayant réalisé ce qu’on attendait de lui, Enrico reçoit sa mutation en France à l’école de cavalerie. Mais avant son départ, un survivant surgit d’une faille de la montagne, rencontre Enrico et l’abat. Qui triomphe ?


***

Deux citations  seront notre conclusion, si l’on peut conclure sur un tel sujet.

Une, reprise à l’analyse de  Jean Maxence Granier dans Esprit : « L’affaire révèle donc une troublante hiérarchie mémorielle. D’un côté, Oradour-sur-Glane est sanctuarisé, à juste titre, comme symbole de la barbarie nazie. De l’autre, les massacres perpétrés par l’armée française en Algérie – les enfumades des grottes du Dahra en 1845, les milliers de morts à Laghouat en 1852 et, plus tard, les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata en 1945 – demeurent des faits historiques abstraits, sans charge émotionnelle collective.

Cette asymétrie mémorielle trahit une forme d’inconséquence morale. Comme si les vies algériennes brûlées dans les grottes du Dahra valaient moins que celles des habitants d’Oradour. Comme si la condamnation morale des crimes dépendait de l’identité de leurs auteurs plutôt que de la souffrance des victimes. La mise à pied d’Aphatie, même minimaliste, entérine cette hiérarchie obscène : il est devenu interdit de suggérer une équivalence entre ces tragédies, comme si reconnaître la barbarie de certains actes coloniaux français revenait à insulter la nation entière »


L’autre, extraite de l’ouvrage un peu trop oublié de Pierre Barbéris, Le Prince et le marchand (1980), sur le pouvoir de dévoilement et de questionnement de la littérature :

« A tous les truquages, à tous les aveuglements, quelque chose résiste et subsiste : le texte, les textes, toujours à relire. Il y a une immense mémoire où s’est déposée écrite, la pratique des hommes, leurs réactions au réel, qu’ils n’avaient pas choisi, dans lequel et par lequel, contre lequel ils essayent de vivre. Mais il y a là aussi, outre ce stock sans lequel on ne fait rien, une immense résistance, un immense chantier pour notre désir de lire, pour notre aptitude à lire, et surtout à relire ».



Georges Buis, La Grotte, Julliard, 1961, (réd. Poche, 1972 et Seuil Points en 1988)


Yamina Mechakra, La Grotte éclatée, Alger, SNED, 1979 (préface de Kateb Yacine datée de 1978).  – 2ème édition, Alger ENAL, 1986, 3ème réédition, Alger, ENAG, 2000, augmentée d’un texte de l’écrivaine précédant la préface de Kateb Yacine.


Assia Djebar, L’amour, la fantasia, J.C. Lattès/ENAL, 1985 (rééd. poche)

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