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Sandra Lucbert : « La-littérature-politique se veut politiquement orientée, mais sans voir qu’elle l’est à l’inverse de ce qu’elle croit »

Photo du rédacteur: Johan FaerberJohan Faerber

Sandra Lucbert (c) Sophie Bassouls

Poser la question des liens qui articulent littérature et politique, c’est immédiatement penser au travail que, depuis bientôt une dizaine d’années, de livre en livre, Sandra Lucbert mène avec une implacable rigueur. Collateral ne pouvait manquer pour son dossier sur « littérature et politique » de partir à la rencontre de l’autrice de Personne ne sort les fusils qui, ces jours-ci, vient de faire paraître un remarquable ouvrage aux éditions Amsterdam : Défaire voir. Précisément sous-titré, « Littérature et politique », cet ensemble de trois textes constitue un puissant dispositif qui s’attaque à la manière dont la littérature peut s’imposer comme puissance critique face à une hégémonie culturelle toujours plus massive. Entre théorie et création, création et théorie, Défaire voir propose de décomposer ce qui, dans notre époque ultra-libérale, se présente comme « littérature politique », comme « littérature engagée » et comme autant de dispositifs de domination. Un livre puissant qui ouvre à des questions que Collateral ne pouvait manquer d’aller poser à l’autrice du Ministère des contes publics.



Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre stimulant et formidable dernier texte, Défaire voir : littérature et politique qui vient de paraître aux éditions Amsterdam. Comment vous est venue l’idée de venir rassembler trois textes, manifestement rédigés à des moments différents, à savoir « Ce que peut être une littérature politique », un texte d’introduction réflexif, « Manger les riches, une décomposition », un texte de création, et enfin « Se faire voyant », un texte théorique ? Quelles ont été les circonstances exactes, les temporalités différentes, qui ont présidé à la rédaction de ce nouveau texte ? Enfin, vous indiquez en préambule à vos réflexions que, contrairement à l’ordre inscrit dans le volume, « Manger les riches, une décomposition » a surgi après le texte théorique, « Se faire voyant » mais qu’à la vérité, ce va-et-vient, de la théorie à la création, s’imposait à vous comme « un nouage conflictuel entre deux forces » ? Vous évoquez à ce propos « une dérive littéraire contrôlée » : pourriez-vous nous dire en quoi cette dérive tient lieu, d’une certaine façon, de processus créatif et articulatoire ?

 

Défaire voir rassemble trois textes, qui sont trois degrés de mélange entre théorie et littérature, parce je crois qu’il faut saisir quelque chose des rapports et différences entre pensée analytique et pensée littéraire pour réfléchir à la littérature politique. « Ce que peut être une littérature politique », tel est justement le titre de l’introduction, constitue le pôle théorique pur du gradient. A l’autre extrémité de celui-ci, « Manger les riches, une décomposition » est un dispositif littéraire, une certaine métabolisation en littérature de questions théoriques, puisqu’il porte sur le régime de pulsionnalité néolibéral. En position intermédiaire, « Se faire voyant » l’exposition analytique procède par du montage, pour développer une théorie de la mise en figure littéraire du politique. Ainsi se donnent trois états du rapport entre littérature et discours analytique : manière d’éconduire tout cloisonnement étanche de l’une à l’autre, d’en comprendre les articulations, mais aussi les différences radicales.

Pourtant, comme vous le soulignez, les trois textes, s’ils ne sont pas organisés selon l’ordre chronologique de leur écriture, ne le sont pas non plus selon leur place dans le gradient du plus ou moins de littérature. En fait c’est très simple : la littérature est au centre – la théorie l’environne. Pourquoi ? D’une part parce que c’est bien la pratique littéraire qui m’intéresse – la théorie lui est ancillaire. D’autre part, ainsi que vous le suggérez, pour rendre quelque chose de la façon dont les choses se présentent pour moi dans l’écriture : en jouant de la tension entre logiques littéraires et analytiques. Je parle ici du processus de fabrication des textes, pas de leur résultat : « dérive littéraire contrôlée », parce que j’écris dans une sorte d’aller-retour entre, d’un côté, les logiques de matérialité de la langue et de renvois formels propres à la littérature, et de l’autre, la précision conceptuelle.

Du reste, les circonstances d’écriture de ces textes ne sont pas tellement hétérogènes. « Manger les riches, une décomposition », et « Se faire voyant » ont été écrits sur proposition de Gisèle Vienne, alors artiste invitée au Centre National de la Danse : une même situation d’énonciation et un même propos : saisir la violence politique en littérature. « Se faire voyant » est théorique, puisque Gisèle Vienne initiait alors avec Elsa Dorlin un séminaire Travailler la violence, où sont invités depuis des artistes autant que des auteurs de sciences sociales autour de leurs propositions politiques. « Manger les riches, une décomposition » est complètement littéraire puisque j’étais alors libre d’écrire à ma guise. Passée par ces deux expériences, et alors que depuis quelques années le débat se noue dans le champ littéraire autour de cette question des liens entre littérature et politique, j’ai trouvé adéquat de proposer ces textes, en les ressaisissant par une préface qui mette la question en perspective. De là ce recueil qui essaye d’évacuer quelques antinomies encombrantes : littérature tout court vs littérature politique, pensée vs littérature, idées politiques vs forme… Des impasses de pensée caractérisées et cadavérisées, mais qui bougent juste assez pour obséder tout le monde.

 

 




Pour en venir sans attendre au cœur de Défaire voir : littérature et politique, ce qui ne manque pas de frapper, c’est combien d’emblée vous interrogez la question de la « littérature politique » pour en sonder la pertinence, en remettre en cause les fondements. Vous procédez ainsi en deux temps distincts : le premier moment de votre réflexion autour de la « littérature politique » consiste à interroger ce qu’il advient de La littérature quand elle se clame politique. Offrir une littérature politique revient à s’extraire d’un mouvement générique, indistinct et marketé, celui de ce que vous désignez comme le « marasme de La-littérature-politique, jusqu’à récemment mieux connu sous l’appellation : La-littérature-engagée. » Pourquoi vous apparaît-il absolument nécessaire, sinon salutaire, de condamner ce que vous appelez encore un peu plus loin La « littérature-à-message, littérature-à-sujet-social, littérature-édifiante » ? En quoi la littérature engagée, telle que Sartre a pu la théoriser, vous apparaît désormais ou peut-être depuis son origine sans objet ? Diriez-vous qu’il s’agit d’un double contresens à la fois sur la littérature et sur la politique ?

 

Ce qui m’intéresse, c’est la littérature qui s’empare du social-historique – qui s’en empare dans les moyens de la littérature. Or tout ce qui s’agrège sous l’appellation La-littérature-politique, ce sont des productions aussi bien dépourvues de littérature que de regard politique. Sans travail formel, La-littérature-politique s’identifie par son référent seulement : par ses thèmes relevant du sens mou de « politique » – d’où est absentée toute idée structurelle. Ce sont les phénomènes politiques décrits pour eux-mêmes, sans que rien de ce qui les détermine ne soit replié dans leur traitement littéraire : l’injustice, la misère, la grève, la ZAD, les manœuvres électorales… saisis dans leur phénoménologie. Car un fantasme de transparence (au double sens du terme) habite La-littérature-politique : elle croit pouvoir saisir le monde social dans les catégories politiques et les formes qui en soutiennent la fausse évidence, quand c’est à elles, justement, qu’il faut s’arracher. La-littérature-politique confond l’approche par défaut du social historique, qui est toujours saisie hégémonique de celui-ci, immobilisant, d’infinie ratification de l’ordre existant, avec l’acuité politique : qui consiste justement à produire un dérangement de l’œil catégoriel. D’abord par la considération (en amont de l’écriture) des jeux de forces qui produisent une situation, et dont la saisie est un préalable pour espérer la changer. Ensuite par le travail formel, dans le moteur duquel on fait entrer cette intelligence matérialiste des situations. La-littérature-politique est donc une partie du tout-hégémonique, raison pourquoi je l’écris avec des tirets : ses productions sont une composante qui s’ignore du ressassement collectif – et qui s’ignore d’autant plus qu’elle se pense de toute bonne foi critique. La-littérature-politique s’est transformée en son contraire. Elle ne s’empare nullement du social-historique, elle donne à voir du social-historique qui s’empare de la littérature, vouée à le ratifier. 

Quant à La-littérature-engagée : la catégorie, désormais, appartient tout autant à l’arsenal naturalisant de l’hégémonie, parce qu’elle donne à penser que seuls certains textes sont engagés, alors qu’à strictement parler, ils le sont tous. Production hégémonique des plus classiques, là aussi : faire passer la direction dominante pour le neutre, le normal – et ne distinguer que ce qui s’y oppose (ou croit le faire). La masse de livres publiés chaque année qui croient s’intéresser à des choses orthogonales à la politique, mais reconduisent justement un ensemble de cadres politiques organisateurs de leur propos : histoires d’héritage, histoires d’adultère, histoires de carrière, mort des parents, amours de jeunesse. On étouffe dans cette répétition inlassable de ce que Deleuze appelait « la petite affaire ». Tout ça, c’est le papier peint de l’ordre bourgeois : l’engagement le plus efficace, celui de l’adhésion la plus inaperçue. Quant aux livres qui s’occupent en propre de sujets dits politiques (La-littérature-politique), leur cas est encore plus spectaculaire : ce ne sont plus seulement des embarqués qui s’ignorent, mais des emparés par le social-historique qui croient s’emparer du social-historique.

La-littérature-politique se veut politiquement orientée, mais sans voir qu’elle l’est à l’inverse de ce qu’elle croit. C’est ici que se nouent tous les contresens et les chassés-croisés autour de « l’être embarquée ». Je reprends le terme embarqué puisqu’il donne son titre au récent livre de Justine Huppe La Littérature embarquée. J’ai été très surprise de ce choix en la lisant. Elle l’emprunte à Pascal, pour caractériser l’absence de séparation entre le champ littéraire et le reste du monde social, en particulier du point de vue des conditions matérielles de production. Avec ceci je ne saurais être davantage en accord, mais elle s’arrête là, comme si cette seule constatation se suffisait à elle-même. De ce que la littérature fait partie d’un ordre social historique, il y a un second sens d’« embarqué » à prendre en compte, bien plus déterminant : elle risque de se trouver embarquée, non seulement dans l’ordre social, mais dans la direction hégémonique. Et c’est bien là le point important : les conditions de production des textes ne sont pas neutres, et leur non neutralité a surtout pour effet, par défaut, de nous ranger structurellement du côté du monde bourgeois. Il y a deux sens du participe. Embarquée dans le social historique, la littérature l’est toujours-déjà : Huppe a raison de le lui faire remarquer. Mais si ce n’est pas pour s’arracher à l’embarquement dans l’hégémonie, on ne voit pas l’intérêt. Une littérature politiquement conséquente, c’est celle qui s’empare de ce qui la conditionne.




 

 

Finalement, est-ce que la littérature engagée, ce n’est pas de la bonne conscience pseudo-universitaire pour mondains et éditorialistes ? C’est ce que l’on pressent à suivre votre réflexion car la production de La-Littérature-politique aboutit, finalement, à la participation de ce que vous désignez par ailleurs la production culturelle bourgeoise, de la bourgeoisie culturelle. Une littérature de piédestal au cœur de laquelle l’écrivain, forcément grand et férocement homme, n’offre pas une parole mais s’impose depuis un magistère. Vous dites ainsi de manière précise : « La bourgeoisie culturelle, escamoteuse ès qualités des conflictualités, bâtit ainsi sa légende : par tableau des misères interposé – on soulage comme on peut son prurit posturaliste. » En quoi cette littérature-politique est-elle ainsi donneuse de leçons ? En quoi son jeu faussement politique s’impose-t-il comme une manière mondaine de reconduire les dominations ?

           

Ce sont plus largement les rapports entre autonomie du champ littéraire et ordre bourgeois qu’il faut examiner. Ou plutôt : la transformation de ces rapports. En son premier principe, l’autonomisation du champ au XIXème se veut sécession d’avec le goût bourgeois. Pour dire les choses très rapidement, le conservatisme de la bourgeoisie industrielle se satisfait alors très bien de l’art pompier des Académies (française, des Beaux-arts etc), et le refus des œuvres impressionnistes aussi bien que les procès intentés aux livres déclenchent un mouvement réactionnel des poussés-dehors. Ils se font une position de leur antagonisme – en littérature, c’est la revendication de « l’art pour l’art » : stricte indépendance des fonctionnements artistiques d’avec le (l’absence de) goût des bourgeois. Une revendication très aristocratique (Baudelaire et Flaubert ne se font pas faute de le répéter) : l’art ne doit être asservi à rien. Et surtout pas aux misérables calculs des commerçants.

Seulement aujourd’hui, l’autonomie s’est retournée en son contraire : pour la quasi-totalité du champ, un alignement complet sur le goût bourgeois et ses calculs de rentabilité, par l’effet de deux mécanismes croisés. Pour sa part, la classe bourgeoise s’est adaptée. Un siècle et demi plus tard, elle a parfaitement digéré le nomos du champ artistique : la différenciation permanente. Dans l’habitus bourgeois, désormais, il faut être amateur de « scandale » en art. En conséquence de quoi, tout un ensemble d’institutions de la reconnaissance bourgeoise – prix, médias – s’est spécialisé dans l’éloge des « météorites ». Evidemment, les météorites en question ont des trajectoires qui passent toujours à côté de tout dérangement réel des catégories bourgeoises. L’anti-conformisme salué par les institutions de la conformité bourgeoise : tout ce qui la renforce en se donnant un extérieur provocateur. Sauf exception, les institutions bourgeoises ne célèbreront que la critique en trompe-l’œil et le faux-semblant formel.

            Convergence de dynamiques catastrophiques : du côté des artistes et des auteurs, l’autonomie elle-même s’est peu à peu muée en repli – et en cécité politique. Je parle ici encore d’une dynamique d’ensemble – il existe évidemment des enclaves de pure récalcitrance : le sous-champ poétique, pour le dire vite. Celui-ci mis à part, les artistes et les auteurs désormais s’entre-regardent tels que le goût bourgeois les voit. Spécularité de cauchemar due à la mue de l’autonomie, qui leur permet de se croire exempts de déterminations sociales, alors qu’ils sont devenus un appareil puissant de sa direction hégémonique. Le stade du miroir de l’art ré-embourgeoisé, c’est cette identification à la subversion garantie par le commentaire de l’ordre en place. Les auteurs et les artistes y ont gardé « la conviction solennelle que (leurs) idées d’une virulence criminelle constituent pour le monde un danger révolutionnaire. » quand ils en sont un de ses plus fidèles soutiens. On aura reconnu l’introduction merveilleuse de L’idéologie allemande, qui « se propose de démasquer ces moutons qui se prennent et qu’on prend pour des loups, de montrer que leurs bêlements ne font que répéter dans un langage philosophique les représentations des bourgeois. » Remplacez le « philosophique » de Marx et Engels par artistique et littéraire, le compte y est. 

 

Ainsi s’explique La-littérature-engagée, qui partage en toute paix de l’âme les cela va de soi capitalistes. Presque toute la littérature publiée par quatre grands groupes, et pour les petites maisons (poésie mise à part, donc), la nécessité d’autant plus vitale de « décrocher des prix » c’est-à-dire de se conformer aux attentes de ces derniers. La création des masters littéraires, de ce point de vue, est éloquente : apprendre à faire ce qu’il faut PourFaireLeBourgois(culturel).

Car cette littérature est neutralisée politiquement (et formellement), par sa participation enthousiaste à ce que j’appelle le PFLB, le PourFaireLeBourgeois, le jeu social de cette classe qui se sent destinée à la hauteur de vue. Faute d’être soi-même gouvernant, PourFaireLeBourgeois, on s’empare mimétiquement de toutes les Grandes Questions répertoriées par les médias hégémoniques. Surtout, on adopte la manière dont celles-ci sont posées. La littérature arrimée au PFLB est donc mécaniquement conduite à répéter sans examen ce qui se dit. Elle le fait, comme l’ensemble du MondeDeLaCulture (ainsi que j’appelle le champ désagrégé en officine culturelle des bourgeois), dans un registre spécifique : le PFLB(c) PourFaireLeBourgeois(culturel) — ainsi graphié parce que le « c » est aussi celui du capitalisme mis entre parenthèses. Le PFLB(c), lui, est préposé à l’indignation, au cœur battant pour les Grandes Causes – à La-littérature-engagée. Voici la politique telle que la bourgeoisie culturelle et sa littérature la pratiquent : un posturalisme moral, et ses registres désolants, le lyrisme, la déploration, le naturalisme sermoneur. Aucune injustice, aucun « illibéralisme » n’échappe au PFLB(c) : mais il se garde toujours d’en faire l’analyse politique, et de chercher les déplacements formels que celle-ci impliquerait. Quelles sont les causes pour des effets pourfendus ? On n’en saura jamais rien, rien dans la forme n’en portera l’intelligence. Y a-t-il des responsables aux Grands Malheurs ? Ah non, il y a : suspension du jugement et complexité humaine. « Suspension du jugement » escamote sa circonstancielle : « quand il s’agit des cadres capitalistes ». Je crois que c’est Adorno qui insistait sur ça : l’art est une puissance de reconflictualisation. Je suis parfaitement d’accord : mais cela demande que l’art ne soit pas lui-même intéressé à ne pas saisir ces conflictualités. Or, les médias tenus par le Capital, et tenant à la simili critique culturelle, n’échangent de bons procédés avec les auteurs qu’à condition de mine concernée et « jugement suspendu ». Jeu rémunérateur. Et ce n’est pas là un calcul délibéré, bien entendu, c’est du Bourdieu encore : un ajustement automatique aux lois du champ. Pour s’en extirper, il faut commencer par renoncer à ses récompenses.

 

 

Enfin, cette reconduction de la domination opère, selon vous, à partir d’un outil : faire voir. La littérature-politique, issue de la culture bourgeoise donc de la bourgeoisie dite culturelle, repose sur un outil majeur aux accents romanesques : la représentation. Selon vous, il existe, avec force, des récits qui ne redisposent rien, qui, littéralement, reproduisent des situations de domination et dont le but est d’asseoir, avec force là encore, une hégémonie culturelle. Diriez-vous ainsi que le roman, par son art de la représentation et sa puissance mimétique, peut s’imposer comme un outil contre-révolutionnaire dont les représentations permettent de ne pas « contrarier le transcendantal hégémonique » comme vous le dites ? La représentation est-elle un outil pour ne pas montrer ni même démontrer ?

 

Je commence par la question de la représentation. Ce n’est pas la représentation tout court qui pose problème. C’est la représentation que, dans le livre, j’appelle plate, c’est-à-dire une copie qui ne réfléchit pas à sa manière de copier. Une représentation qui re-présente, qui présente ses objets ainsi qu’ils sont déjà saisis par les catégories cognitives et perceptives dominantes. Ces dernières, je les appelle « transcendantal politique » pour souligner combien les structurations du corps social et leur habillage normatif sont la grille de saisie du réel par défaut, que nous n’apercevons nullement comme telle, puisqu’elle est ce par quoi on voit, on sent, on pense, on désire. La représentation plate, c’est celle qui adopte ces cadres sans s’en rendre compte, et, pire, fait même porter son travail sur l’effet de reconnaissance qu’elle entend susciter. Qui dit re-connaissance, dit retrouvailles avec du familier. Il y a ici, par définition, un outil de reconduction de la direction générale.

Sauf à le contrarier très délibérément par du travail formel. Car il existe des régimes de représentation qui ne relèvent pas de cette copie qui s’ignore. Ce sont tous les textes qui produisent un dérangement des cadres dominants d’appréhension du réel. On peut dire avec Panofsky que les arts expriment leur ordre social, mais il faut ajouter qu’ils peuvent en exprimer le ressassement ou au contraire les mouvements inchoatifs. La représentation peut radoter, ou se porter à la sortie de l’évidence. Si je détourne légèrement une formule de Spinoza, c’est aux opérations formelles qu’il revient d’être « des yeux pour l’esprit ». Le problème du « faire voir », c’est qu’il repose sur les cadres du voir dominant, qui ne font rien voir que le « normal » de l’hégémonie : la cage. Je dis donc « défaire voir » pour souligner le préalable d’un voir :  sortir les objets des rapports sous lesquels ils sont habituellement saisis, qui naturalisent un ordre des choses contingent, et les faire apparaître sous des rapports nouveaux. Ceci ne peut advenir, je le répète, que par le travail formel : seul outil pour défaire la forme du voir hégémonique.  

S’agissant du roman, force est de constater que les choses partent mal. A défaut d’être très décisivement attaqué dans ses logiques, il est taillé pour le néolibéralisme. Il a partie liée avec la représentation-mimésis, et particulièrement avec ce régime de mimesis qu’on appelle le réalisme, qui a installé une certaine idée du monde, appréhendé par ses trajectoires individuelles dans un cadre spatio-temporel re-connaissable. Les romans réalistes aujourd’hui sont tellement concordants avec le transcendantal néolibéral qu’ils s’épanouissent innocemment dans le partage de l’aberration politique la plus sensible. Rivés au plan des épiphénomènes, seules comptent les « motivations » des individus pour expliquer les situations – ou alors jouent de sombres fatalités (LaMondialisation, LeRacisme) qui jamais ne sont tirées du flou qui les infigure. Le problème à mon sens n’est pas tant celui de la représentation que celui de ce que j’appelle les figures. Il me semble qu’un livre producteur de déplacement politique est celui qui propose une figure singulière de son objet, c’est à dire une sortie des rapports infigurants ou malfigurants de l’hégémonie. Or ce n’est pas le cas du roman contemporain, y compris de celui qui se veut politique, qui, immobile dans sa forme, se situe uniquement sur le plan des effets des structures sociales. Alors que toute lecture politique demande de mobiliser trois plans de saisie du réel : celui des structures, celui des psychés et du pulsionnel, enfin celui des effets phénoménaux qui résultent de la rencontre des deux précédents. Les jeux de force ne peuvent s’attraper sans l’articulation de ces trois niveaux – il est donc nécessaire de transformer en profondeur la forme romanesque si on veut la rendre apte à mettre en figures le monde social. Le seul plan médian des effets est celui du roman non contrarié dans ses lignes de plus grande pente : individualistes et interactionnistes. Un pur produit bourgeois – se veuille-t-il du côté des opprimés.

Car ainsi con-formé au néolibéralisme, le roman politique d’opposition est une tentative intrinsèquement contradictoire. Soit en effet un roman qui prend le parti des exploités : il lui faut faire jouer l’effet de reconnaissance – qui repose, magie de l’hégémonie, sur tout ce qui produit l’exploitation qu’il faudrait saisir autrement. La forme romanesque est une camisole libérale. Pour s’en débarrasser, le roman doit engager un combat contre lui-même : il se rend alors, par définition, très peu accessible – et prive les romanciers des gratifications auxquels ils sont susceptibles de prétendre. Car ce qui redispose ne rencontre pas un lectorat bien disposé : et ce n’est pas du goût du marché. C’est pourtant le principe de la création artistique : prendre de front les dispositions, et y attenter. Le roman, aujourd’hui, est la forme du retour du même, c’est ce qui en fait une marchandise rentable, ce qui soumet les romancier.e.s à des incitations très fortes à ne rien déranger. L’exposition médiatique et l’argent se gagnent par PFLB(c) interposé. Faire une proposition formelle romanesque impliquerait, dans un premier temps du moins, un désaveu du public et des médias. Le principal obstacle serait ainsi l’habitus des romanciers. En l’absence de pensée politique articulée ou d’exigence formelle chevillée au corps, l’auteur est ligoté dans le transcendantal politique par la soi-disant forme « neutre » – et les médailles bourgeoises. Alors : injecter du discours qui dit quoi penser d’une part (LesInjusticesC’estMal), mais d’autre part détruire ce qu’on vise en employant une forme qui garantit d’en rester au plan épiphénoménal.

Ma réponse est donc qu’il n’y a aucune objection de principe à ce qu’un roman politique produise une redisposition, mais que cela demande un effort indissociablement analytique et formel de contrariement – qui se paiera de renoncements matériels.

 



 

S’ouvre alors le second temps de votre réflexion sur la possible articulation de littérature et politique puisque, dans Défaire voir, se déploie notamment avec « Manger les riches, une décomposition » une littérature en acte, à savoir une littérature qui opère une défaisance, ce que vous désignez comme une opération de décomposition. Ainsi, afin de « contrarier le transcendantal hégémonique », vous interrogez la violence qui règne dans les EHPADS à l’aide d’une interrogation formelle : d’une part, vous décomposez le discours des managers de la maltraitance dans les hospices en en analysant les présupposés idéologiques ; d’autre part, dans le même mouvement, vous décomposez, comme un cadavre se décompose, ces mêmes propos en les confrontant à des scènes de littérature, notamment chez Gombrowicz. En quoi la littérature vous sert-elle, comme vous l’aviez déjà montré notamment dans Le Ministère des contes publics, d’outil critique pour décomposer ce qui n’apparaît pas comme une composition ? En quoi la littérature peut-elle permettre de dénaturaliser les situations ?

 

« Décomposer ce qui n’apparaît pas comme une composition », je trouve cette formule très juste, mais j’ajoute : pour la faire apparaître, inventer une autre composition – littéraire, celle-là. En somme, ce texte fonctionne selon deux décompositions emboitées : celle du préalable analytique, qui, en amont de l’écriture, permet de distinguer des éléments d’ordinaire tenus disjoints par le transcendantal politique, et la proposition formelle de réarticulation que la littérature métabolise à partir de l’analyse. Il y a une grande différence entre la décomposition analytique et la décomposition composée par la littérature, qui, elle, repose sur une intrication synthétique des dits éléments. Pour autant, les nouveaux rapports de nouage expriment une vérité analytique, ici : en quoi consiste le régime de pulsionnalité néolibéral. Il y a figure littéraire politique, selon moi, lorsque se produit la mise en rapports d’éléments que d’ordinaire le transcendantal politique disjoint ou infigure. Leur sortie des rapports infigurants et le passage sous des rapports de figurabilité se fait par la fabrication d’un autre système de liaisons, propre à la littérature, mais qui s’est nourri de la précision analytique.

Ainsi s’accusent des logiques du monde social qui, sans cela, resteraient hors de la « réalité », entendue au sens de Lacan. Contrairement au « réel », la « réalité » c’est le monde construit par le maillage symbolique. Ici, par le montage et l’écriture, j’ai essayé de nouer ensemble les forces structurelles et pulsionnelles qui produisent la déréliction non seulement des Ehpads, mais du corps social en général. Car la part très politique de la littérature, c’est ce travail direct qu’elle mène dans la langue, qui est le lieu expressif du symbolique. La capacité politique de la littérature, c’est de mener ce que j’appellerais la Révolution Symbolique Permanente. A mi-chemin entre la Révolution Permanente de Trostky et  le noeud borroméen de Lacan RSI (Réel Symbolique Imaginaire) : l’inlassable travail de dénouage, renouage des coordonnées du symbolique.

La dynamique du texte consiste ainsi à pousser les curseurs de l’intensité affective : façon de mettre au jour le régime d’autorisation pulsionnelle que construisent les structures de la finance dérèglementée. Les Ehpads ne sont qu’une conséquence, si elle est éloquente, de la métamorphose de la relation d’objet produite par les structures de la liquidité. Elles permettent de considérer tout objet comme disposable. Inséparables, dès lors, l’explosion pulsionnelle de la profitabilité illimitée et ses effets : de pulvérisation des corps-esprits mais aussi (parce qu’aussi) du langage et des rapports sociaux qu’il exprime. Car la pulsion pronatrice lâchée, gueule ouverte, est une force inarrêtable d’atomisation. Dans le corps du texte, d’une part, atomisation de l’habillage langagier humaniste par où les malfigurations capitalistes la rendent méconnaissable et permettent à la bourgeoisie d’investir dans la dépendance sans états d’âme. D’autre part, et par suite, atomisation de toute formation langagière tenue – en fait : de toute forme de régulation collective. Et bien entendu, ces deux désagrégations en font surgir une troisième : celle des corps jetés dans la mâchoire de la profitabilité. Je voulais faire apparaître l’involution terrible d’une formation sociale qui se coordonne pour ça : la Satisfaction Pulsionnelle Permanente – qui me semble être le principe politique du capitalisme, pour le coup. C’est une manière de compléter le propos de Marx et Engels dans Le Manifeste du parti communiste, quant au capitalisme qui ravage les autres rapports sociaux. Ce ravage a sa logique psychique : il repose sur l’encouragement du circuit court de la pulsion. Marx et Engels parlaient des « eaux glacées du calcul » ; ce texte cherche à donner forme à la flambée pulsionnelle qui les soutient.

Eaux glacées du calcul et flambée pulsionnelle corrélée, c’est en effet la forme même de la numérotation du texte, qui est d’abord ascendante, puis s’inverse en compte à rebours. A l’intérieur de cette progression décomposante, j’ai monté ensemble quatre éléments. La nouvelle de Gombrowicz Le festin chez la comtesse Fritouille (1), des protocoles d’incitation à investir dans les maisons de retraite (2), des séances de commission d’enquête de l’Assemblée nationale suite aux révélations sur le groupe ORPEA (3), enfin, des témoignages de salariés et de pensionnaires d’Ehpads, tirés d’un article de Florence Aubenas et du livre Les Fossoyeurs de Victor Castanet (4).

C’est Gombrowicz, la colonne vertébrale du texte : selon lui prend sens le montage. Il me sert de molette pour pousser les feux des appétits illimités, et articuler cette intensification à la dislocation accélérée des corps-esprits (pensionnaires et salariés) dans ces institutions livrées à l’exigence de rentabilité actionnariale. En effet, un levier employé par le texte, c’est le registre farcesque du Festin chez la comtesse Fritouille. Ce texte propose une littéralisation de la pulsion dévoratrice : des dominants conviés à un dîner abstinent, vont en fait révéler leurs appétits véritables – cannibales. Cependant cette littéralisation s’exerce via un chou-fleur, où le signifiant, ici, condense deux choses : le légume, qui fait l’objet apparent de l’orgie, et le patronyme d’un enfant (le fils de Valentin Chou-fleur, voiturier de la comtesse), utilisé pour confectionner le bouillon irrésistible dudit plat de chou-fleur. Le texte de Gombrowicz ménage évidemment son effet, et la scène d’orgie se déroule pour l’essentiel avant que soit révélé le double sens de chou-fleur. Comme on le sait fort bien en psychanalyse, un tel déplacement-condensation produit des effets de levée de censure dans l’esprit du lecteur. On peut s’adonner identificatoirement au gavage des aristocrates, parce que l’absurde chou-fleuresque nous décale de la pensée directe. Ainsi nous ne sommes pas arrêtés par la réticence morale, nous nous engageons dans l’expérience sensible produite par la littéralisation du lien entre place dominante dans l’ordre social et gamme des autorisations pulsionnelles. Or c’est cela même que je voulais attraper : la voracité que le capitalisme excelle à faire disparaître alors que c’est là son principe organisateur.

Seulement cette fête des appétits, il s’agissait de la faire travailler avec les structures qui, dans notre corps social, la rendent possible. Comme je voulais faire apparaître cette situation sous des rapports autres que ceux du transcendantal hégémonique, qui, en digne production bourgeoise, la noie dans la graisse de phoque des bons sentiments, quand on a affaire à des motions parfaitement carnassières. Là aussi Gombrowicz me sert d’appui de montage. Fidèle à lui-même, il a surtout pour souffre-douleur, dans ce texte, l’insupportable bourgeois qui veut le beurre et l’argent du beurre : accéder au pouvoir mais se draper dans des bons sentiments et dénier tout ce à quoi il participe. Dans mon texte, cette ligne est travaillée par un dispositif d’adresse au bourgeois, qui s’élargit à tout le corps social à mesure que la violence déniée devient indéniable, gagne tout, emporte toutes les digues sur son passage. Adressé à la classe sociale qui se croit invitée au festin dont elle ne veut pas s’avouer la vraie nature, le montage par lequel s’ajustent peu à peu l’image, les affects et l’idée des corps disloqués par investissement liquide interposé. Le montage cède pour finir la place à une désagrégation de la langue même, autour d’une autre condensation, produite par le mouvement du texte : la ComExtibilisation de tout. Où l’appareil managérial, épiphénomène des structures financières, assure l’accès pulsionnel à tout : la Satisfaction Pulsionnelle Permanente détruit les corps par la destruction du symbolique même.




 

Sandra Lucbert, Défaire voir : littérature et politique, éditions Amsterdam, janvier 2024, 112 pages, 10 €

 

 

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