Sorj Chalandon : Un pan de la grande Histoire dans une histoire d’homme (Le Livre de Kells)
- Christiane Chaulet Achour

- 9 sept.
- 10 min de lecture

« Un journaliste qui écrit de temps en temps de la fiction pour se laver un petit peu des dégueulasseries qui nous entourent »
Sorj Chalandon
émission du 4 septembre 2025,
Les Seventies rougissantes, https://www.auposte.fr/
On ne lit pas le douzième roman de Sorj Chalandon, Le livre de Kells, en toute innocence. On a dévoré les précédents, on a écouté ses entretiens, on a lu des articles et des interviews. On souhaite maintenant donner envie de le lire. A ma lecture se mêleront celle du grand entretien de Laurence Houot (FranceInfo Culture, 07/09/2023 = LH), les cinq émissions de France Culture fin février 2024, « A voix nue », « Le juste et le vrai » de Caroline Broué (= CB), et enfin la longue émission citée en exergue (= SR).
Comme pour ses précédents romans, Sorj Chalandon puise dans son expérience personnelle et journalistique les thématiques de son roman ; toutefois celle-ci est la raison et le prétexte pour dessiner un tableau des luttes de l’extrême gauche, tant décriée aujourd’hui, des années soixante dix. Cette incursion, à partir d’une expérience individuelle, de cette période galvaudée ou oubliée est, simplement, passionnante.
Les dix premiers chapitres racontent le fuite et la survie : on a déjà lu son enfance et son adolescence matraquées par la violence d’un père psychopathe, raciste et antisémite. Cette fois, à 17 ans, le départ est définitif car il lui faut sauver sa peau, et ce n’est pas une métaphore. Et pourtant ce n’est pas une redite de pages déjà lues : un air familier, oui mais surtout une mise en lumière d’un épisode charnière de sa vie dont il a peu/pas parlé. Ce sont les neuf mois passés dans la rue avec une liberté qui se paye chère au prix du froid, de la faim, de la peur, du découragement. Cette fois le père est « l’Autre », le narrateur lui refusant un nom et lui refusant une entrée en scène narrative. Par contre,la mère, qu’on avait vu traverser subrepticement les romans précédents, a une place intéressante. Dans le réel raconté : elle vient en catimini à la gare donner 100F à son fils dont elle a compris le départ définitif, ce que le romancier nomme son seul « héritage d’amour » (SR). Cette femme est une vraie martyre, une victime grise et effacée, qui n’a pu faire autre chose que sa survie, changeant même les clefs de l’appartement après la mort du père « car, avec ton père, on ne sait jamais » (CB). Un soir de désespoir, sous l’emprise du LSD, dans une séquence fantasmée, le jeune homme la transforme en héroïne, présente dans la foule qui réclame la libération d’Angela Davis et cachant celle-ci dans sa cave à Lyon pour qu’elle échappe au FBI. Il magnifie sa mère, en fait son héroïne et lui déclare son amour.
Ces dix chapitres au plus près de cette expérience éprouvante, il sait en donner avec précision tous les éléments qui installent le lecteur dans un vécu, sans pathos ni mélodrame : « je me suis toujours méfié des témoignages gorgés d’émotion ou de colère ». Au selfie d’Olivier Nora, PDG des éditions Grasset, « Attention au selfie doloriste » pour évoquer la dominante des romans de la rentrée littéraire de ce mois de septembre 2025, il répond fermement qu’il n’a jamais été dans la plainte, qu’il n’a jamais raconté sa vie d’enfant battu pour se faire consoler mais pour partager pour que d’autres comme lui, découvrant à l’adolescence Jules Vallès, Jules Renard, Hervé Bazin puis d’autres, diminuent leur solitude en sachant les coups partagés. Il évoque « tous ces gens qui avaient été des chiens perdus sans collier » : « Je ne me sens plus seul, isolé au 1 rue du commandant Charcot à Lyon, bloqué dans le labyrinthe avec le Minotaure » (SR, LH).
Mais ce sont les chapitres suivants jusqu’au terme du roman qui m’ont emportée, enrichie d’Histoire, la collective et l’individuelle et qui m’ont obligée à mesurer le temps d’avant par rapport à aujourd’hui. Après la fuite et la survie, c’est la découverte d’un ancrage, d’une fraternité, d’une lutte à laquelle il adhère avec conviction.
L’ancrage : la Gauche prolétarienne
Une rencontre qu’on peut dire providentielle lui fait croiser puis rejoindre les militants de la Gauche prolétarienne et leur journal La Cause du peuple. C’est le titre du chapitre 11 – daté, comme les 29 chapitres –, « janvier 1971 ». Il observe une première fois, de loin sans oser s’approcher des manifestants. Il revient la semaine suivante et alors il est abordé un peu brutalement puis… embarqué dans ce groupe dont il évoque, avec empathie et admiration, la force de prise en charge du paumé qu’il est après tant de mois dans la rue, à la dérive.
Le chapitre 12, (février 1971) a pour titre « Les copains », terme auquel tient Chalandon qui n’emploie pas celui de « camarades ». Il y raconte son intégration au groupe et sa différence insoluble : sa vie antérieure et son expérience de la rue le marquent à jamais : « j’ai compris que je passerais ma vie à repousser la rue et ses fantômes. Mon combat m’a semblé plus réel que celui de Marc, de Daniel et des autres. […] La vie les avait mis à l’abri des discriminations et de l’avilissement. Elle m’y avait précipité. Enfant battu, lycéen abandonné, fugueur sans bagage, sans culture, sans trace ni héritage, j’étais l’un des exploités qu’ils magnifiaient et protégeaient. Ni paysan ni ouvrier mais un jeune déclassé. J’avais tout à gagner de leur combat et tout à perdre, une fois encore ».
Dans le chapitre suivant, Yannn lui donne la clef de la chambre de son fils absent : pour la première fois de sa vie, il a une clef à lui :
« J’avais un toit.
Je me suis assis sur le lit.
Il faudrait que je rassemble mes affaires, éparpillées.
J’avais un toit.
J’avais une adresse.
J’avais une boîte aux lettres.
J’ai un toit…je l’ai répété à voix haute.
J’aurai un travail.
C’était vertigineux.
Je venais de quitter la rue ».
C’est la litanie du soulagement, le poème en prose de l’ancrage. Ce n’est qu’après l’avoir logé que Yann a voulu en savoir plus. La réponse est un condensé de ce qui précède et l’honnêteté de son intégration à ce moment précis :
« Alors je lui ai parlé de l’Autre, enfance battue, la rue. En quittant Lyon, j’étais fragile, inquiet, tout seul. Tourner à droite ou à gauche sur le trottoir aurait pu changer mon destin. J’aurais suivi n’importe qui. Les Adorateurs de l’Oignon, l’Association fraternelle des mangeurs de Grattons lyonnais, me soumettre au gourou d’une Église sectaire. J’aurais pu suivre les Hare Krishna jusqu’au Nepal, les hippies jusqu’au délire, la drogue. Je cherchais un père, une mère, une attention, un regard, une raison de continuer. […] Voilà, je tombe sur vous. […] Mais cette fois, je venais de signer un pacte de sang ». « Être maoïste en France ? » : -« Être le plus à gauche possible ».
On ne le devient pas par miracle. Il est invité à se remettre à la préparation du bac, à apprendre les armes car il a été remarqué pour son efficacité dans les assauts, les coups il sait les donner ! Il travaille chez un revendeur de meubles. Il aide une famille d’émigrés mauritaniens et, sans insister lourdement, ce qu’il en dit, est suffisant : « Des copains avaient choisi l’usine, d’autres la campagne, moi le bidonville. Et je me sentais plus à l’aise en replaçant le crayon entre les doigts de Naji qu’avec une barre de fer à la main. […] On ne tapait pas sur les racistes par plaisir, on défendait tous les Aly, toutes les Salha, tous leurs enfants […] une autre manière de combattre Ordre Nouveau et les étudiants du GUD. J’en étais persuadé ».
Ce sont des années fortes où les actions engagées installent parfois le doute comme l’enlèvement d’un patron chez Renault, l’affaire de Bruay-en-Artois, Munich et les athlètes israéliens et les débats sur Palestine/Israël. Et puis l’assassinat de Pierre Overney sonne le glas du mouvement et catalyse les tensions jusqu’à la dissolution de la Gauche prolétarienne.
Au plus près des événements et en choisissant de les raconter sans jamais oublier le « je », lui-même, acteur impliqué, Sorj Chalandon offre un pan de cette grande Histoire à hauteur d’homme, pour témoigner, pour inscrire en mémoire, pour assurer, peut-être, le passage du témoin. C’est passionnant à lire.
Neutraliser les poings par les mots
Dans son entretien avec Laurence Houot, à propos de son onzième roman, L’Enragé, Sorj Chalandon expliquait avec force son objectif : « Moi ce que je veux, c'est que tout ça sorte, que tout ce que j'ai vécu sorte. […] J'étais un enfant bègue, extrêmement bègue. On se moquait de moi. J'ai passé mon enfance à faire taire les moqueries, les humiliations, qu'elles soient dirigées contre moi ou contre les autres, par les poings, c'est moche, c'est atroce, mais c'est comme ça. Je n'avais pas la parole. L'oralité m'était interdite, et elle va m'être interdite longtemps. Et toute ma vie, je me suis dit, ces poings-là, il faut que je les oublie, il faut que je trouve autre chose que cette violence-là. Il est en moi cet enfant. Je suis obligé d'avoir cet enfant-là en moi. […] Ce n'est pas une rage de tuer, c'est une rage de vivre. C'est important. Je déteste le côté "victime", c'est quelque chose qui me qui me hérisse. Autant mourir sous les coups, c'est ce que je me disais lorsque j'étais petit ». (LH)
Son intégration à la Gauche prolétarienne et sa participation aux bagarres et aux assauts dans lesquels il s’est engagé sans restriction, ne correspond plus à faire advenir cette société remise en cause. Avant même la dissolution complète, il voit dans la création du journal Libération une autre voie de lutte sociale contre les mêmes ennemis mais avec d’autres moyens : « Mais j’ai senti, au plus secret de moi, une porte s’entrebâiller. J’avais renoncé à la rue pour le bain chaud de Daniel, j’étais entré en rage avec le premier coup donné, je pouvais désormais renoncer à la violence par la grâce de quelques traits d’encre. Ce serait long et difficile, mais cela me sauverait peut-être la vie ».
On ne peut rendre compte de la richesse de ce récit. Je voudrais signaler deux moments qui, en tant qu’Algérienne m’ont particulièrement marquée et comblée. Dans le chapitre 16, « La pratique sociale », il consacre plusieurs pages au film La Bataille d’Alger et focalise sur les réactions des travailleurs émigrés spectateurs et sur l’explosion dans leur cache des quatre militants dont Hassiba Ben Bouali. C’est l’exact opposé des pages que le prix Goncourt 2011 a consacré au même film, avec une méchante rage. Les autres pages sont celles des chapitres 24 et surtout 25 avec « la chasse aux Arabes » et « L’été meurtrier » où sont consignés des faits et des noms trop vite oubliés sur le racisme anti-arabe.
« Aller à l’os des mots » : une écriture
Le bégaiement : Sorj Chalandon est avare de mots en trop, de qualifiants inutiles dans sa manière de vivre la langue : « le fait d'être bègue, d'avoir été très très bègue, et de l'être encore, m'a obligé à une économie de mots. En étant bègue, je ne pouvais pas faire des grandes phrases, donc j'ai appris à toujours aller à l'os des mots ». « Je trouve qu'il y a souvent trop de mots. Si on dit "je t'aime", c'est beau. Si on ajoute "beaucoup", ce n’est plus rien, terminé » (LH). Une constante de son écriture est le choix de ce qu’il nomme « l’urgence de la phrase courte » ; et puis grâce à la gymnastique constante de lutte contre le bégaiement, avoir une réserve de mots quand le mot qui vient n’arrive pas à franchir la bouche et qu’il faut lui en substituer un autre… « Et en plus j'ai des problèmes d'asthme, de respiration, et comme je me relis à voix haute… » (LH).
Les citations données sont éloquentes à ce sujet mais on peut souligner aussi comment il crée une atmosphère par les portraits. Deux exemples peuvent en être donnés.
Norman et Marc : « Ces deux hommes n’auraient pas dû être dans cette même pièce. Un jeune, un vieux, les rouflaquettes d’un Apache gominé, les cheveux blancs d’un bourgeois, la gueule d’un mauvais garçon, les lunettes dorées d’un prof. Sur le portemanteau, l’imperméable sage recouvrait le blouson noir clouté. Pour moi, ces deux mondes avaient toujours été étrangers. Adversaires, ennemis, irréconciliables. […] La cause du peuple traînait sur une table basse. J’ai relu le titre en silence. Et alors j’ai compris. Ou alors, j’ai cru comprendre. C’était peut-être ça, le peuple. Un ouvrier de chez Renault et un professeur de français. Deux êtres si différents, en train de boire un Nescafé avec un gamin des rues ».
Eric - « Ensuite, Eric a parlé. Je l’avais vu ici et là, sans jamais lui adresser la parole. Le visage grêlé par une maladie d’enfance, les cheveux très courts, un blouson de cuir râpé. Il nous a dit qu’avant de cogner les fachos, nous devrions enfoncer les CRS. Le ministère de l’Intérieur savait que nous serions armés. Ses troupes étaient prêtes au choc ».
La question lui est souvent posée de son positionnement différent en tant que journaliste et en tant que romancier. Il affirme qu’avant d’être écrivain, il est journaliste. Mais l’écriture d’un roman lui donne une liberté qu’il ne peut avoir avec un reportage ou un article de presse. La voie du réalisme et l’exactitude des faits ne le quittent pas pour autant et ce qu’il invente dans la fiction doit reposer sur une vraie documentation pour que l’histoire sonne juste : « Mes romans sont nourris de ce que je regarde, de ce que j'écoute, de ce que j'entends ». Il recherche une authenticité du rapport au réel lorsqu’il écrit. « C'est la peur du journaliste, d'être pris en défaut sur une information ».
« Il y a une écriture d'urgence du journalisme. Pour la fiction je n'écris que la nuit. J'ai besoin que la porte soit close. J'ai besoin que ma famille dorme. J'ai deux filles encore avec moi, j'ai besoin qu'elles dorment. J'ai besoin que la rue soit calme. Les mots de l'écriture fictionnelle, j'ai besoin de les chuchoter pour moi-même. Dans cette écriture nocturne, même les pires moments sont chuchotés, même les hurlements sont chuchotés. Cela permet une langue, même dans la violence, je ne sais pas si on peut dire ça comme ça, mais, une langue plus apaisée. Je crois que c'est surtout une langue qui prend le temps, ce que le journalisme ne m'offre pas du tout » (LH)
Réinvestir le je
« Avec la fiction, je réinvestis la première personne du singulier. (Camp de Sabra et Chatila, en 1982) : « Ce moment où je craque, où je pleure parce que j'ai vu trop d'enfants morts, ça ne peut pas être dans un journal, ça ne peut être que dans un roman. Cette écriture-là ne peut être que romanesque, parce que je m'y inclus. Mes sentiments, ma crainte, mon effroi, tout ça, je ne le partage pas avec le lecteur, qui n'achète pas un journal pour savoir ce que pense un journaliste » (LH). Le journaliste se doit à une neutralité, le romancier peut exprimer ses émotions.
Avec Le Livre de Kells, le « je » est réinvesti sans personnage qui serait son double. C’est lui, sans masque si ce n’est celui du nom du militant, pratique commune à tous ses copains. Du côté de la fiction : le fait d’avoir changé les noms des autres personnages, d’avoir un peu transformé la temporalité de certains faits, d’avoir inventé ou réécrit de mémoire, si longtemps après, des dialogues, avoir tu certaines choses. Mais les histoires qu’il raconte sont des histoires vraies. C’est encore plus vrai… pour ce douzième roman ! Il ne renie rien de ce qui a fait l’homme qu’il est devenu : les valeurs de l’extrême gauche lui ont permis de se construire, de faire la différence entre le bien et le mal : « partout où il y avait oppression, il y avait résistance ». A Caroline Broué, il dit : « je me suis trouvé devant l’intelligence ». Il a pu sortir du labyrinthe de la violence : « Je viens des ténèbres, j’écris pour en sortir ». Le roman lui a permis de réparer quelque chose qui n’a pas pu se faire.

Sorj Chalandon, Le Livre de Kells, Grasset, août 2025, 384 p., 23 €







