Azélie Fayolle : « Faire de la lecture et de l’écriture des actes de dissidence » (Subvertir le male gaze)
- Simona Crippa
- il y a 4 heures
- 16 min de lecture

Après Des femmes et du style (Divergences, 2023), Azélie Fayolle poursuit une réflexion exigeante et stimulante sur les régimes de représentation qui structurent nos imaginaires littéraires. Dans Subvertir le male gaze (Divergences, 2025) elle propose une relecture ambitieuse d’un concept longtemps cantonné au champ cinématographique, en l’appliquant à la littérature. L’autrice traverse de larges corpus afin de mettre à jour les mécanismes par lesquels les œuvres reconduisent, souvent à bas bruit, une idéologie viriliste et une esthétisation de la violence. Subvertir le male gaze est un texte stimulant, au cœur des débats contemporains sur les logiques de représentations. Collateral ne pouvait que donner la parole à cette autrice, dont la réflexion trouve sa place dans nos colonnes.
Votre essai, clair et puissamment structurant, propose une reconfiguration du concept de male gaze — initialement formulé par Laura Mulvey en 1975 dans le champ de l’analyse filmique — en l’appliquant au domaine littéraire, où le « regard » relève d’opérations narratives et énonciatives plutôt que visuelles. Vous suggérez ainsi de substituer à la traduction usuelle par « regard » celle de « vision du monde ». Quelles raisons théoriques vous ont conduite à déplacer ce concept hors du régime de l’image, et en quoi la littérature permet-elle de mettre au jour — ou de reconduire de manière plus souterraine — des dimensions du male gaze que les approches centrées sur les médias visuels laissent dans l’ombre ?
Quand j’ai écrit Des femmes et du style. Pour un feminist gaze, c’était en utilisant gaze et regard assez alternativement. Ce n’est qu’ensuite, en revenant sur le concept — notamment en préparant avec Clément Dessy le colloque Male gaze, female gaze, feminist gaze, queer gaze… : quel(s) style(s) pour les études de genre ? à l’ULB, l’an dernier — que j’ai compris que j’avais été dépassée par celui-ce, plus puissant que je ne l’avais entrevu. Le gaze, c’est certes la scopophilie chez Mulvey, cette envie de voir sans être vu, que le cinéma notamment hollywoodien, reproduit avec complaisance, pour flatter un spectateur supposé masculin (et blanc, et hétéro), mais c’est bien plus que le « regard », qui se retrouve dans l’objectification et le morcellement des corps, le plus souvent féminins : c’est la vision du monde qui se manifeste, entre autres, par ce regard. Autrement dit, le regard appartient à la vision du monde en ce que ce visiocentrisme en est une composante si évidente… qu’on oublie de la questionner. C’est le passage à un corpus littéraire, plutôt que cinématographique, qui m’a conduite à minimiser puis à écarter, une fois conscientisée, la dimension visuelle du gaze : la visualité ne va pas de soi en littérature, elle mérite en tout cas d’être questionnée. La vue est le sens le plus lointain de son objet ; cette distance a été investie pour valoriser ce sens par rapport aux autres : rien d’étonnant à voir cette valorisation de la distance rejoindre l’appropriation, matérielle et symbolique, du monde, de ses objets et de ses corps… Toute visualité, littéraire ou non, ne signe pas du male gaze, mais ce primat du visuel gagne à être interrogé, aussi dans sa dimension genrée.
Le gaze est plus que les focalisations ou qu’un regard dans le texte, qui s’incarnerait éventuellement dans les personnages : s’il faut traduire le terme, « vision du monde » est assurément une des possibilités les plus justes. J’en viens maintenant à me dire, plus simplement, qu’on peut ne pas le traduire du tout ! le gaze peut ainsi s’inscrire comme un outil supplémentaire de l’analyse littéraire, tel qu’il a été forgé depuis 1975. C’est d’ailleurs ce qui m’intéresse le plus : l’histoire, longue, hybride, collective du concept de male gaze. Hors de question de reprendre à mon compte ce travail ; il s’agit plutôt de proposer une théorie peut-être plus systématique du concept et de remettre le tout en circulation : le concept est fort de cette histoire collective et de sa mobilisation par le public. Je crois profondément au formalisme de l’analyse littéraire, notamment genettienne : le gaze est la pièce manquante, la politique absente, refusée de ce programme critique. C’est un pari paradoxal que d’imaginer un outil à la fois transséculaire et situé ; je crois que c’est justement parce qu’il est risqué, qu’il faut le faire, pour en finir avec l’idée paresseuse que d’autres temps appellent d’autres mœurs. Allons voir de plus près comment les idéologies s’élaborent, aussi à l’écart des explicitations théoriques et des manifestes politiques, pour mieux saisir les évolutions de nos imaginaires ! J’aime aussi à voir dans l’emprunt à la langue anglaise quelque chose de l’internationalisme que l’on doit aux féministes, depuis les débuts du mouvement, et Flora Tristan.
Votre démarche se caractérise également par une traversée de corpus particulièrement étendue, de Sade à Zola, en passant par Laclos, Mérimée, Baudelaire, Kundera ou encore Nabokov. Quels cadres conceptuels et quels outils méthodologiques vous permettent d’articuler ces œuvres entre elles ? et comment votre approche s’inscrit-elle dans la continuité — ou en discussion avec — les travaux de Gayatri Spivak, Patrizia Romito, Lucie Nizard ou encore bell hooks ?
Il est vrai que cela ne va pas de soi de passer de Molière à Damasio ! C’est d’abord le développement conceptuel qui a, pour ainsi dire, appelé à lui les exemples. J’avais à cœur de choisir, pour la partie consacrée au male gaze et à son hégémonie, des exemples eux-mêmes hégémoniques et parlants, puisque connus et enseignés, notamment dans l'instruction secondaire. Il s’agit de montrer la permanence du male gaze en littérature, malgré la variété des genres ou les vicissitudes de l’histoire, littéraire et sociale. Saisir ce qui définit le male gaze dans un corpus aussi vaste a d’abord été un véritable vertige. C’est Un silence de mortes. La violence masculine occultée, étude de Patrizia Romito, professeure de psychologie sociale à l’Université de Trieste (Italie), qui m’a sortie d’une impasse : je définissais déjà le male gaze, non comme une masculinité, mais comme la réalisation du virilisme, idéologie conquérante valorisant une masculinité prédatrice, mais je ne parvenais pas à trouver ce qui pouvait manifester cette idéologie dans les textes. Je butais alors sur une définition, en fait impossible, de la violence, a fortiori de la violence masculine : la violence n’existe pas en soi, mais elle se définit par un consensus, en fait une lutte sociale pour distinguer l’acceptable du sanctionné. Patrizia Romito a été fondamentale pour ce passage d’une violence (dont la désignation évolue dans le temps) à ses occultations, ce qui a l’avantage de changer la focale, pour passer des actions ou des faits (inaccessibles par essence, toujours pris d’abord dans le tissu social qui les comprend ou les tait) et des victimes, et d’éviter ainsi une focale qui peut confiner au trauma porn, à une certaine fascination pour les souffrances, que je trouve moralement toujours un peu suspecte. Kate Manne a été décisive sur ce point, par son concept d’himpathy, c’est-à-dire d’empathie dirigée prioritairement vers les hommes, d’autant plus s’ils accumulent les privilèges (de race, de classe, etc.), notamment quand ils sont auteurs de violences sexistes et sexuelles, davantage que leurs victimes, souvent des femmes, surtout quand s’ajoutent d’autres discriminations (elles sont elles-mêmes victimes de herasure, d’effacement). Repérer le male gaze (et les autres gazes) dans les textes, c’est repérer toute une hiérarchie genrée dans les textes, qui construit la domination en organisant différemment l’empathie : c’est nouer le formalisme aux études de réception, qui ne relèvent pas de mon champ d’expertise. Je me différencie là de bell hooks, évidemment inspirante, mais dont l’oppositional gaze relève davantage des attitudes et résistances du public (notamment des femmes noires) que de l’analyse proprement formaliste : je me situe à un autre moment de la vie des textes. J’ai ainsi adapté les tactiques et les stratégies, entre déni et légitimation des violences — étudiées par Romito dans des contextes juridiques — en autant de procédés littéraires, et en y ajoutant la littérarité. Les travaux de Lucie Nizard, notamment sa thèse, Les voiles du désir féminin (1857-1914), ont alors facilement trouvé leur place : la « comédie du viol » qu’elle met en lumière trouve une application bien au-delà des romans de mœurs de son corpus. L’impossibilité d’affirmer son désir, ignorance entretenue, comme le montre Aïcha Limbada dans La nuit de noces, est redoublée par le brouillage littéraire, sorte de gaslighting textuel, et non plus seulement diégétique.
Je crois que je n’ai pas fini de relire Spivak. L’impuissance concluant Les subalternes peuvent-elles parler ? m’a frappée comme, lors d’autres lectures, le pessimisme de Benjamin. Les féministes que j’étudie dans un long XIXe siècle (1832-1939, pour mon projet CNRS) sont confrontées à cette impuissance des vaincus : je ne cesse de me demander quel bruit peut faire une féministe que personne ne veut écouter. Et pourtant, elles crient et écrivent, elles perturbent et subvertissent… les « sales connes » et les bonnes femmes de l’histoire littéraire montrent, avec les autres subalternes du monde, ce que c’est de résister et d’écrire, de penser par l’écriture et en marge : l’impuissance des subalternes pour Spivak signe la tâche de la critique : au moins les entendre, jusque dans les silences de leurs histoires.
Vous montrez que le male gaze ne se réduit pas à la sexualisation des corps, mais qu’il contribue aussi à l’euphémisation et à l’esthétisation de la violence. Comme le rappelle Bérénice Hamidi dans Collateral : « les œuvres ont une part de responsabilité majeure dans la perpétuation de la culture du viol ». En effet, une grande partie des œuvres littéraires reproduit une idéologie viriliste dont lecteurs et lectrices ne perçoivent pas toujours les ressorts. Comment advient, selon vous, la mise en forme littéraire de ce régime de représentation ? Quels procédés vous semblent les plus persistants dans cette esthétisation de la violence ?
Vous soulevez un point important : la violence n’est pas toujours niée ni occultée, mais elle est souvent normalisée, voire glorifiée. Les œuvres, l’art comme la littérature, jouent un rôle majeur dans cette acceptation. L’un des enjeux du militantisme, notamment féministe, est ainsi de déplacer les limites de l’acceptable et de l’inacceptable, de dire une violence qui ne se dit pas : c’est une lutte légale, discursive, morale, artistique, tout cela reposant bien sûr sur des hiérarchies économiques et sociales. À ce titre, la lutte est potentiellement partout – même si elle n’est pas toujours un enjeu de premier plan, plutôt l’arrière-plan permanent, tant les choses semblent aller de soi. Ce que l’on appelle « anachronisme » nous fait mesurer des distances, des écarts dans ce qui était acceptable et ne l’est plus : on ne peut qu’imaginer ce qui l’est encore, et sera scandaleux dans quelques années ou siècles… Tous les procédés sont susceptibles de servir des traitements esthétiques déplaçant l’empathie et la morale du public. L’euphémisation ou la déshumanisation, souvent une animalisation, viennent tout de suite à l’esprit : nous savons la violence qui peut se cacher dans les plis des paraphrases et ce qu’a de conséquences horribles la sortie, au moins symbolique, de l’humanité, ou, plus justement, ce qu’a d’historique l’idée de dignité humaine, et comme cette idée ne s’étend que lentement à l’ensemble de l’humanité, voire du non-humain. On oublie trop l’importance de l’humour et du comique dans ces processus, non seulement parce qu’ils ridiculisent, mais aussi parce qu’ils tissent des connivences excluantes, des boys clubs. Il n’y a rien de nécessairement subversif dans le comique, bien au contraire : le féminisme, en débusquant le male gaze, joue les trouble-fêtes. À partir des deux stratégies mises en lumière par Patrizia Romito, le déni et la légitimité, j’ai retravaillé les tactiques qu’elle propose dans Un silence de mortes : le brouillage et l’euphémisation traduisent littérairement la minimisation permanente des violences, la culpabilisation, le victim blaming, se traduit en une galerie de types féminins coupables ou en jeux de focalisations qui, comme dans Carmen, effacent l’intériorité des personnages féminins ou renvoient — que ce soit en laissant libre cours à la misogynie des personnages, ou en la redoublant par celle de la voix narrative — la poursuite du récit à une faute féminine. Plus que les procédés littéraires, ce sont probablement les usages de la littérature, non prévus par Romito, qui m’ont le plus frappée : l’autotélisme romantique de la littérature est un mythe définitivement tombé depuis Le Consentement de Vanessa Springora : personne ne peut avoir manqué le fracas du piédestal brisé de Matzneff. C’est peut-être parce qu’elle se construit hors du monde, en revendiquant son amoralité, voire ses transgressions, qu’un certain monde littéraire fait de la littérature son champ de bataille, son boys club et son bordel. C’est aussi ce qui nous montre que la littérature peut : impuissante, elle ne vaudrait pas même une heure de peine – ou de lecture.
Vous écrivez très justement qu’ « il est dur de se détacher de la misogynie intériorisée, dont il faut d’abord prendre conscience », vous montrez que les femmes, autant que les hommes, peuvent reproduire le male gaze, les exemples de Catherine Millet ou d’Annie Le Brun le prouvent. En quoi les concepts de himpathy et de herasure proposés par Kate Manne, peuvent-ils aider à cette prise de conscience et à la compréhension des mécanismes qui perpétuent le male gaze ?
Le gaze organise l’empathie du public : il construit et subvertit les catégories de genre — qui préexistent et se trouvent entérinés par les œuvres — ce qui participe de la construction d’idéologies, que ces dernières soient ou non explicitées dans les textes. Les concepts d’himpathy et d’herasure, élaborés par Kate Manne dans Down Girl : the Logic of Misogyny m’ont permis de comprendre comment le male gaze humanise les uns en effaçant les autres, et que ces idéologies ne recoupent que partiellement des identités civiles. Cette réalisation paradoxale du programme provocateur de Barthes dans son célèbre article, « La mort de l’auteur », m’est apparue nettement en élaborant le concept de feminist gaze : s’il y a eu du féminisme bien avant le mot et le mouvement, revendiqué en tant que tel à la fin du xixe siècle, l’appartenance à la classe des femmes ne pouvait en aucun cas garantir du féminisme — on peut aussi se dire que si la moitié de l’humanité était féministe, le monde tournerait différemment… La nécessité d’une prise de conscience féministe, bien avant le terme, pour identifier du feminist gaze m’a permis de détacher totalement les personnes des textes pour faire le pari d’un formalisme certes politique, mais non biographique : les analyses n’en sont que plus sévères… parce que plus justes. Il est évident qu’il y a des femmes productrices de male gaze, comme Andrea Dworkin a pris au sérieux les Femmes de droite, Catherine Millet fait ainsi le choix de se soumettre, librement et avec un plaisir affiché, à un male gazeomniprésent, qui semble l’évacuer elle-même (quand bien même elle reste l’autrice de son texte).
Il est probablement quelque peu illusoire d’imaginer des outils qui permettraient d’éveiller une conscience politique sur un problème insu. Le male gaze, qui se révèle omniprésent dans notre histoire littéraire, n’est pas un nouveau venu, pas plus qu’un outillage conceptuel seul ne saurait le dénicher : il faut toute une époque. C’est là un fait d’époque : les outils seuls ne pourraient rien, mais ils sont aussi le produit d’un travail vaste — pour une part anonyme et collectif — de dénonciations et de revendications. Le male gaze a cinquante ans d’histoire ; il trouve une nouvelle actualité à notre époque parce que les violences sexistes et sexuelles sont dénoncées (#Metoo en est l’emblème), mais aussi parce que nous sommes une société de spectacle et de divertissement qui prend ces derniers très au sérieux, autant pour leur production — #Metoo est un mouvement médiatisé depuis Hollywood — que parce que les loisirs imaginatifs sont une industrie mondiale et l’étoffe de nos vies. Le male gaze, qu’il soit littéraire ou cinématographique, peut ainsi documenter une époque que ses œuvres révèlent autant qu’il dépasse ces dernières : dans un monde d’images et de récits, nous avons tout intérêt à affiner nos outils d’analyse des fictions pour appréhender ce qu’il nous reste de réalité.
Vous affirmez que subvertir le male gaze relève d’un geste politique qui ouvre des mondes possibles, ces mondes auxquels nous font accéder les différentes possibilités de « gaze » à commencer par le oppositional gaze de bell hook ou encore le female gaze conceptualisé par Iris Brey ou le feminist gaze que vous élaborez et mettez à l’épreuve dans cet essai et dans Des femmes et du style. Pour un feminist gaze (Divergences, 2023). Comment ces visions alternatives permettent-elles de refuser les positions affectives et idéologiques prescrites par les textes ? Et en quoi la déconstruction de la vision dominante du monde ouvre-t-elle la possibilité d’autres désirs, d’autres relations, d’autres formes de vie sociale ?
À l’hégémonie du male gaze ne pouvait répondre une autre, à peine inversée, qu’il s’agisse de female, de feminist ou de queer gaze… c’était déjà le monolithisme du male gaze qu’il fallait mettre en lumière. L’oppositional gaze de bell hooks place cette opposition au niveau de la réception ; c’étaient d’autres esthétiques que je voulais retrouver, au niveau des œuvres. Il y a ainsi une dimension archéologique importante dans mes travaux comme dans mon parcours de chercheuse, je suis dix-neuviémiste. Trouver ce qui a été pensé, rêvé, écrit d’alternatives, c’est briser une histoire littéraire trop dominante, se nourrir des avenirs du passé pour imaginer d’autres présents. C’est aussi un positionnement épistémologique et moral. On peine trop souvent à voir, comme les féministes l’affirment, que le personnel est politique. En prenant le genre, c’est-à-dire non une origine, mais un projet politique pour point de départ, je voulais déplacer la focale des points de vue situés, souvent compris comme un ancrage déterministe, vers les émancipations. Parler de gazeplutôt que de « regard » désincarne, c’est-à-dire en rendant possible l’adoption, même la création de gazes détachés des identités civiles. Une des forces de la littérature se trouve dans cette possibilité de forger des empathies pour d’autres. Je crois que le gaze offre plus encore : la création d’empathies pour des gazes non référentiels, y compris non humains, ne vise plus à refléter le monde que l’on pourrait imaginer plus tolérant, plus harmonieux, mais à l’ouvrir, à le décentrer en de multiples centres. Ce n’est pas seulement la démultiplication des subjectivités, mais une redéfinition du sujet, politique et existentiel, une explosion du fait d’être sujet, d’être au monde, que la littérature porte. L’hégémonie du male gazeprescrit un virilisme, qui est aussi la contrainte à l’hétérosexualité théorisée par Adrienne Rich et l’institution de la prédation, que l’on retrouve dans le colonialisme. Le foisonnement peut briser cette hégémonie, comme il propose d’autres désirs, mais aussi d’autres mondes et de nouvelles façons de les habiter. Dans Des femmes et du style, j’avais été particulièrement attentive à la structure des récits, grâce à la théorie de la fiction-panier d’Ursula Le Guin. C’est davantage cette question des identités et de leur sortie, du sujet qui me préoccupe avec Subvertir le male gaze : pour sortir de l’objectification, pour écarter même les assignations identitaires. C’est, comme avec l’émergence actuelle des mouvements enfantistes, une nouvelle conception de l’individu que j’essaie d’accompagner.
Vous évoquez des catégories plus problématiques, comme le child gaze ou l’animal gaze, qui reposent nécessairement sur une médiation adulte ou humaine, de même que les hommes écrivant des personnages féminins parlent toujours à travers un filtre. Comment, selon vous, peut-on appréhender ces gazes sans les réduire à des simples artifices narratifs ? Et qu’apportent-ils à une réflexion plus large sur les enjeux de représentation ?
Déjà dans Des femmes et du style, j’avais fait ce pari, assez radical, que n’importe qui pouvait, au moins théoriquement, adopter n’importe quel gaze… mais sans garantie de réussite ! C’était une des raisons qui m’avait fait placer Débrouille-toi avec ton violeur d’Infernus Iohannes (c’est-à-dire d’Antoine Volodine) au centre de l’ouvrage et tout à côté du Scum Manifesto de Solanas… non sans préciser l’impasse politique de ce manifeste, fictif, ou du moins venu d’ailleurs. Le gazepermet ainsi ce pari, en fait un défi : tout le monde peut être féministe, comme le déclare bell hooks – ce qui permet aussi de pointer des responsabilités politiques et morales — la distinction tient à un changement d’échelle —, dégagées de la paresse des assignations civiles ou chronologiques. Toutes les histoires peuvent, peut-être doivent être racontées, mais le male gaze, lui, doit être neutralisé, ce qui ne signifie pas que les masculinités n’ont pas de place en littérature, simplement que le virilisme, lui, mérite sa critique. Je m’éloigne des politiques d’une littérature fondée sur un besoin de représentation (que je ne nie pas !), pour interroger des esthétiques, avec un optimisme lucide : il faut y croire, faire ce pari, pour que d’autres relèvent ce défi d’une littérature pour les deux moitiés du monde – en dehors, sans domination.
Est-ce à dire que c’est toujours possible ? Le cas des êtres non parlants, comme les enfants ou les non-humains, mais aussi la complexité des sujets collectifs, comme dans L’Opoponax de Monique Wittig, ouvre des questions plus épineuses, abordées dans la dernière séquence de Subvertir le male gaze. Vinciane Despret, dans son Autobiographie d’un poulpe, fait le choix d’une certaine incommunicabilité, prudence que les prosopopées (animales ou autres : jusqu’au divan !) n’avaient pas. Si l’artifice est net chez Crébillon fils (il s’agit de tout autre chose que de la vie d’un canapé dans Le Sopha), c’est le souci, peut-être une forme de care, qui se retrouve dans cette recherche d’une littérature permettant d’appréhender le non-humain, comme dans ces très étranges Mémoires d’une femme de l’espace de Naomi Mitchinson, dans lesquelles une éthologue entre en communication avec des espèces extra-terrestres. Pourrait-on retracer une histoire de l’attention aux autres à partir de ces textes ? C’est en tout cas un chantier que j’espère pouvoir continuer de frayer, notamment pour analyser des narrations historiques, spectrales, collectives ou désincarnées, tant cette question des limites du gaze réunit l’inventivité littéraire à la redéfinition du politique.
Enfin, la subversion du male gaze semble avoir des implications importantes pour les pratiques d’enseignement, d’analyse et d’écriture. Quels usages souhaiteriez-vous que chercheur·es, étudiant·es ou auteurices fassent de votre notion de “subversion » ? Et comment espérez-vous qu’elle transforme, concrètement, notre manière de lire et de produire des œuvres ?
C’est un point essentiel. La critique littéraire, plus largement artistique, ne peut se cantonner au petit pré carré que Chloé Delaume surnomme la « république bananière des lettres ». C’est notre tâche, en tant que enseignant·es, auteurices ou chercheureuses, de former, non seulement au plaisir de la lecture, mais à l’esprit critique par elle. En Italie, où je me suis rendue pour la promotion de la traduction de l’essai Des femmes et du style, les questions qui m’étaient posées portaient beaucoup sur le canon, à garder, à subvertir, à supprimer. Je crois pour ma part qu’il est bon de garder un canon commun, dont il est illusoire de croire qu’il puisse prétendre à une quelconque universalité : un canon est toujours l’image de ce qu’une époque pense devoir retenir de son passé. S’il est nécessairement réactionnaire, un canon est aussi un lieu commun, comme l’Ancien Régime a considéré les Fables de La Fontaine comme son épopée… l’école peut œuvrer aussi à cette dimension commune, partageable de la culture.
Il n’en reste pas moins que l’idée même de « canon » est intrinsèque aux programmes scolaires, davantage quand ils sont nationaux : on voit les libertés pédagogiques et scientifiques se réduire, notamment par l’imposition d’un corpus dans lequel opter pour les classes de première, ou d’un véritable programme en spécialité HLP (Humanités, Littérature et Philosophie), quand les programmes sur genres et notions offraient la possibilité de faire émerger des corpus alternatifs — opportunité certes réduite par les manuels : ces questions sont politiques et éditoriales, c’est-à-dire profondément matérielles. La fascisation du monde se joue aussi là… quand, toujours avec bell hooks, on peut apprendre à transgresser. Le gaze est un outil pouvant apprendre l’art de la subversion, à la lire et à l’écrire, art séculaire, tant la liberté est un privilège fragile et moderne. Il met en effet les œuvres à distance, en entrant dans la panoplie d’outils critiques, dont l’apprentissage peut faire du programme imposé une école d’émancipation des lecteurices. Renan avait déjà consacré sa thèse, Averroès et l’averroïsme, à la façon dont des subversions et des hétérodoxies peuvent circuler sous couvert de respect du dogme dominant, voire en présentant ces hérésies sous le prétexte de les combattre. Développer son plaisir de lecture, c’est déjà lutter contre une la tristesse du capitalisme autoritaire ; c’est aussi faire de la lecture et de l’écriture des actes de dissidence, voire de sabotage. L’école, lieu de contrôle(s) par excellence, peut-elle apprendre la dissidence ? C’est la question que pose Vanina Mozziconacci dans son Qu'est-ce qu'une éducation féministe ? Égalité, émancipation, utopie. Pour les enseignant·es d’aujourd’hui et de demain, la question est de savoir quel est le programme de leur enseignement, et ce qu’enseigner veut dire, autant que ce que la littérature peut faire pour le monde.

Azélie Fayolle, Subvertir le male gaze. Littératures pour les deux moitiés du monde, Divergences, octobre 2025, 220 pages, 17 euros.




