Laurent Mauvignier : "C’est à partir de l’abîme d’ignorance dans lequel nous vivons que l’écriture devient possible" (La Maison vide)
- Johan Faerber
- 22 sept.
- 13 min de lecture

Une des plus grandes réussites de notre contemporain : tels sont les mots qui viennent à l’esprit après avoir achevé la lecture de ce véritable événement de la rentrée qu’est La Maison vide de Laurent Mauvignier paru chez Minuit. S’avançant pour la première fois sur le terrain de l’autobiographie, Mauvignier retrace une large part de son histoire à travers l’exploration de la maison familiale où, de pièces en pièces, s’entrecroisent et s’intensifient les vies de ses aïeules et ses aïeuls, Marie-Ernestine, Jules, Marguerite et l’ombre de son père, de son suicide. Cependant, à rebours du contemporain, cette archéologie interpersonnelle “ne fait que du roman”, met de côté les archives et s’engage avec une rare puissance dans la fiction. Autant de raisons pour Collateral de partir à la rencontre le temps d’un grand entretien avec le romancier qui vient de signer le récit que chacun aurait voulu écrire sur sa famille.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre splendide nouveau roman, La Maison vide qui vient de paraître aux Editions de Minuit. Roman ou plutôt peut-être incursion pour la première affirmée dans le territoire de l’autobiographie car votre récit restitue une large part de votre histoire familiale en se concentrant notamment sur “petite boule d’or” à savoir votre arrière-grand-mère, Marie-Ernestine qui naît en 1885, se marie à Jules Chichery en 1905, donne naissance à Marguerite en 1913 puis décède en 1949. Est-ce que ce souhait d’écrire une autobiographie oblique, à savoir non de vous-même mais de votre famille, est né dans la demeure de famille au moment où, comme dans le prologue, on vous voit fouiller dans “la commode centenaire héritée de (votre) père” ? S’agit-il ainsi de l’événement déclencheur de cette vaste archéologie interpersonnelle qui vous permet d’appréhender ce que vous désignez avec force comme “l’ombre pâle de l’atavisme qu’on m’a dressé comme portrait de famille depuis l’enfance, et surtout depuis le suicide de mon père” ?
Il s’agit bien, en effet, d’une sorte « d’autobiographie oblique ». Ou, disons, comme un « prequel » à ma vie, si celle-ci avait été un film. Ou encore la quête d’un « moi » avant moi : un passé où je suis absent mais où se créent les conditions de mon histoire. Ce n’est pas en cherchant dans un meuble familial que j’ai pu commencer ce livre, même si c’est en recherchant une Légion d’honneur, arrivée dans mes affaires par je ne sais quel détour de l’histoire, et dont je n’étais plus très sûr de savoir si elle venait de ma famille ou de celle de ma compagne de l’époque. Le premier déclencheur, ça a été de rechercher cette médaille en me demandant d’abord si elle avait appartenu à Jules, puis simplement où j’avais pu la ranger. Cette Légion d’honneur m’a aussi ramené à un livre : Quelqu’un, de Robert Pinget, qui commence par « Il était là ce papier, sur la table, à côté du pot, il n’a pas pu s’envoler. (…) J’ai tout regardé, j’ai tout trié, j’ai perdu toute ma matinée, impossible de le trouver. » Il y a ce déclencheur, puis un autre, car il m’en faut au moins deux pour commencer à écrire : les récits de ma mère sur ma grand-mère Marguerite, qui avait été tondue à la Libération. Ce qui m’a hanté plus que l’image de ma grand-mère, c’est celle de mon père – un enfant de sept ans – qui assiste à l’humiliation de sa mère. C’est par là que ça commence, par la récurrence de cette image, bien avant la question du suicide.
Avant d’entrer au coeur de votre roman, un mot peut-être sur le choix du titre hautement significatif : La Maison vide. S’agissait-il pour vous de souligner d’emblée le rôle majeur de cette demeure de La Bassée tout au long de votre récit intergénérationnel comme si cette maison familiale n’était vide dans le titre que pour mieux devenir une puissance plastique capable d’incarner les différents états des étapes désastreuses des vies de vos personnages ? Prison, tombe ou encore maison hantée mais du vivant même des personnages ? Diriez-vous ainsi que vous avez traité comme un personnage à part entière cette “belle maison” faite “pour régner sur un petit peuple qui s’évertuait à vivre” ?
Au début, je butais sur la manière d’articuler en différentes époques la grande histoire et les histoires des personnages ; il fallait une structure qui puisse servir d’axe narratif à partir duquel les récits pourraient se déployer sans se couper les uns des autres. Je me suis souvenu du film de Tsai Ming-liang (La Rivière), où l’on voit l’histoire d’un homme, puis celle d’un jeune homme et enfin celle d’une femme, avant de comprendre que tous les trois se croisent dans un appartement qu’on reconnaît avant de comprendre que le trio forme une famille. L’idée de la maison n’était pas encore fixée quand j’ai lu le très beau livre de João Ricardo Pedro, La Main de Joseph Castorp (publié en français chez Viviane Hamy), qui fait cohabiter des époques différentes et trouve son unité par la maison familiale. Cette unité de lieu me permettait de travailler la question des époques différentes en ne cédant pas à la facilité chronologique. Je ne voulais pas d’un chapitrage en années, trop statique, paresseux, et surtout faux. Je voulais du mouvement entre les situations et les temporalités. Au départ, j’avais prévu de travailler sur la figure de Marguerite, puis le livre s’est décalé : j’ai eu besoin de connaître ses parents pour comprendre ce qui pouvait mener la mère de mon père vers sa déchéance. Quand j’ai découvert l’histoire de Jules au fil de mes recherches, l’histoire plus ou moins arrangée de son héroïsme m’a semblé un contrepoint très riche : comment relier la grandeur de l’un avec la ruine morale de l’autre, du père et de la fille. Là encore, un livre : La Marche de Radetzky, de Joseph Roth. Il a fallu remonter toujours plus loin dans le passé. La maison était nécessaire même si, je peux vous le dire, je n’y ai jamais mis les pieds. La trahison de ceux qui ont eu la charge de l’héritage des Proust-Chichery est allée plus loin que dans le livre : ils ont vendu la maison avec le reste, et mon père et sa sœur n’ont hérité d’absolument rien.
Pour en venir au coeur de La Maison vide, c’est le personnage de Marie-Ernestine dont la vie faite de désillusions et de violences successivement subies qui aimante une large part de la narration. Cette “jeune cul-terreuse et bourgeoise à la fois” se présente, dans la fin du 19e siècle et à l’entame du 20e siècle comme un paradoxe vivant et ardent : une sensibilité artistique exacerbée par son amour du piano que les contraintes familiales, sous l’espèce d’un mariage arrangé, vont venir violemment briser. Dans votre récit qui sonde sans répit “la violence muette de la famille”, ce qui frappe c’est, à travers Marie-Ernestine, votre dénonciation du patriarcat. A rebours des “bienfaits du patriarcat” que Lucien, le notaire, loue, l’histoire de Marie-Ernestine se mue ainsi en récit qui interroge la violence patriarcale exercée sur l’éducation d’alors des jeunes femmes puisque, dites-vous, “Une femme seule ne sera jamais qu’une proie sur laquelle chaque homme aura le droit de se jeter comme bon lui semble ; les filles seules ne deviennent jamais des femmes”. Parce que “c’est comme si aucune femme ne valait rien”, diriez-vous que vous avez incidemment raconté avec la vie terrible de Marie-Ernestine le tragique de la condition féminine ?
Je n’aurais pas la prétention de raconter le « tragique de la condition féminine », ou alors, comme vous le dites, seulement « incidemment ». Le projet, c’était Marguerite, son visage effacé des photos et de l’histoire familiale. Mais en travaillant à reconstituer la figure de cette grand-mère née des récits de ma mère, il a fallu la comprendre, remonter plus loin : je suis allé vers Marie-Ernestine, sa mère, et c’était comme une mise en abîme qui aurait pu être infinie… Mais faire de Marie-Ernestine l’axe du livre s’est imposé comme une condition nécessaire à la compréhension du destin de Marguerite, et donc de mon père, pas seulement parce que l’une est la mère de l’autre, mais parce que leurs deux histoires se répondent et forment comme une sorte de diptyque, au sens pictural ; la frustration et la résignation de la première nourrit la frustration et la révolte négative de la seconde. Elles sont le fruit du même mécanisme mortifère, la fille achève l’échec en route chez la mère.
Plus largement, peut-on parler de La Maison vide comme d’un roman féministe selon vous dans la mesure où il entame un mouvement de dépatriarcalisation ?
Il est vrai que La Maison vide s’appuie d’abord sur ces trois femmes : Jeanne-Marie, Marie-Ernestine et Marguerite. Trois générations face au patriarcat. On peut aussi parler de la grand-tante Caroline et de Paulette, la collègue et amie/amante de Marguerite. Mais je ne sais pas si pour autant on peut parler d’un roman féministe, dans le sens où il n’exclut pas les hommes de la question de la domination et des rapports de forces : Jules, Florentin Cabanel et André sont, chacun à sa manière, victimes de formes de dominations – comme les frères de Marguerite, je pense surtout à Anatole, dont l’homosexualité le voue à l’humiliation et à l’éloignement. Les hommes se font tuer à la guerre, ils sont soumis au travail ; leurs corps ne leur appartiennent pas. Mais les dominés qu’ils sont deviennent les dominants des femmes, qui, à leur tour, ne disposent pas de leurs corps. Seul Firmin peut incarner un patriarcat traditionnel et, plus tard, Rubens et son père Lucien, qui en perpétuent les méfaits sous leurs airs bienveillants. Le roman essaie aussi d’écrire un livre des pères, des époux, des amoureux éconduits, des soldats, des dominés sous différentes formes, même s’ils apparaissent à l’ombre du destin des femmes.
Si Marie-Ernestine aimante une large part de son attention narrative, La Maison vide se concentre également sur le personnage de sa fille, Marguerite, votre grand-mère dont vous sondez l’énigme. D’emblée, cette femme est présentée comme une trouée narrative puisque, écrivez-vous, “des ciseaux ont taillé et coupé la forme d’un ovale, laissant à la place de son visage un trou, un espace vide – rien. / Le visage de Marguerite a disparu.” Ce meurtre symbolique qui n’est pas sans rappeler “Album Beauty” le très beau travail plastique et photographique d’Erik Kessels qu’Emma Marsantes avait pu mettre en lumière interroge le rapport que La Maison vide entretient avec la question du roman familial. Et en particulier sa méthode. A rebours de la non-fiction narrative contemporaine, votre récit s’affirme au contraire roman. Le trou visuel est un ouvroir narratif qui tient dans une formule clef qui domine votre poétique : “Je ne fais que du roman”. Cette puissance d’investigation par l’imagination romanesque se fait le noeud herméneutique neuf mais très prudent, très modeste de votre démarche : “J’invente comme un archéologue invente sa trouvaille”. La Maison vide se tient ainsi dans l’envers contemporain des récits d’enquête : “Les histoires sont tellement lacunaires et impossibles à reconstituer qu’il faut leur créer un monde dans lequel, même fictif, ils auront chacun eu une existence.” En quoi s’agit-il pour vous, notamment à propos de Marguerite d’imaginer la seule réalité possible même si, paradoxalement, elle est fausse ? Pourquoi avoir refusé une enquête s’appuyant sur des archives ?
Je crois qu’il est important de préciser un aspect du livre, que masque peut-être sa forme. Si moi, auteur de La Maison vide, je peux dire que j’ai passé mon enfance en Touraine, à Descartes, il n’en est rien de mon narrateur, qui a passé son enfance à La Bassée. Or, qu’est-ce que La Bassée ? Il s’agit, depuis mon premier roman, d’un lieu fictif, ou plutôt d’une transposition fictive d’un lieu réel. J’avais choisi ce nom parce qu’il en existe quatre ou cinq en France, un peu partout sur le territoire, que c’est un nom sans particularité, sans singularité. En donnant ce nom, il s’agissait de « dédoubler » la réalité par une réalité calquée sur la « vie vécue », mais qui n’était pas elle. Jamais je n’aurais pu prétendre décrire avec objectivité les lieux réels de mon enfance. Cette part subjective, c’est elle qui parle et invente un monde à sa hauteur. J’écris non pas la réalité vécue, mais la perception vécue de cette réalité. La Maison vide est un roman, c’est-à-dire l’écho de réalités à travers le prisme déformant de l’imaginaire. Pour autant, cet espace fictionnel est comme une réalité possible, j’ai cherché d’un côté à remonter le temps d’une histoire familiale, mais aussi, de l’autre, à remonter l’histoire du roman français. Je mobilise indifféremment des morceaux de réalités racontés, donc déjà en bonne part transformés en fiction, comme j’intègre des souvenirs d’œuvres de fiction, mais aussi des tableaux comme L’Enterrement à Ornans, de Courbet, qui m’a servi pour les funérailles de Firmin.
Un dernier point. L’autofiction m’intéresse par ce pacte : personne ne doute d’elle, elle possède un « son » qui lui est propre, le « je » est celui de l’auteur. Je voulais retrouver les effets de réel dont elle est capable. Je me dis qu’elle est une ressource pour la fiction contemporaine, qui peut utiliser les modalités de l’autofiction à des fins purement fictionnelles. Et, pour vous répondre sur la question des archives et sur le fait que j’en utilise très peu ou que j’en limite l’utilisation, je peux vous dire ceci : les archives sont souvent pour moi un déclencheur, mais c’est à peu près tout. Je ne me sens pas du côté des écrivains documentaristes ou archivistes, qui sont pourtant des écrivains que j’ai pas mal fréquentés. Mais je me méfie du carcan possible d’une documentation trop riche qui pourrait entraver l’élan de la fiction.
Un des points les plus marquants de la poétique du récit de La Maison vide est sa constante interrogation sur le type de récit sollicité. Comment raconter cette histoire intergénérationnelle ? Si, inévitablement, la référence à Claude Simon, notamment à L’Herbe, Les Géorgiques et L’Acacia et donc incidemment à Faulkner s’impose afin de présenter “cette patate chaude qu’étaient les histoires familiales”, La Maison vide frappe de nouveau par son extrême humilité narrative : comment raconter ce monumental de l’histoire familiale ? A la généalogie familiale vient se surimprimer la généalogie littéraire d’un tel roman d’ampleur si bien que le récit comporte ainsi à intervalles réguliers des remarques de régie comme un virtuel narratif possible : que faire de ce nom de jeune fille de Marie-Ernestine tellement pétrifiant : Proust ? Est-ce que la vie de Marie-Ernestine n’appartient pas narrativement et physiologiquement à une narration digne d’Emile Zola dont son professeur de piano lui offre la saga des Rougon-Macquart en cadeau de mariage ? Est-ce que sa fille, Marguerite, ne ressemble pas finalement à Gervaise et Nana ? Sa vie amoureuse à un vaudeville ? Est-ce que l’existence d’André n’est pas digne d’un conte de fées puis d’un conte cruel ? Raconter la Grande Guerre ne doit-il pas manquer de faire se croiser Jules et Anthime, le personnage d’Echenoz dans 14 ? Plus largement, comment avez-vous conçu ces remarques génériques : s’agissait-il pour vous de tenter de soulever et résoudre un problème devant un projet aussi monumental que raconter sa famille ?
Dans Anna Karenine, Tolstoï écrit que si son héroïne n’avait pas lu de romans, peut-être qu’elle n’aurait jamais eu l’idée de tomber amoureuse. La Grande Guerre ou la Seconde Guerre mondiale sont impensables pour nous, sans les représentations littéraires, picturales ou cinématographiques, qui nous ont donnés à les voir. Ces univers visuels et sensibles existent en nous, nous sommes forgés par eux. Tous, nous sommes des Don Quichotte à la recherche d’une origine, quand toutes les origines et toutes les histoires sont diluées littéralement dans les représentations qui en ont été faites. C’est pourquoi Jules peut retrouver le Anthime d’Echenoz. Ce n’est pas seulement un clin d’œil, c’est la preuve qu’ils appartiennent au même monde. On ne peut écrire qu’à partir de ce constat, et montrer les coulisses de l’écriture, expliquer le présent de l’écriture, le lieu à partir de quoi remonte et naît le récit en train de se faire est une sorte d’obligation qui prolonge le geste de l’apport de la fiction dans ce que nous racontons.
Dans ce roman qui opère depuis cette commode “comme un cercueil pour certaines pièces du dossier familial”, ce qui ne manque pas de frapper également c’est le vertige du temps. Comment lier le récit de l’histoire personnelle avec celle de l’histoire monumentale comme la Grande Guerre puis la Seconde Guerre mondiale ? Comme l’histoire peut devenir le lieu d’un sensible du sujet ? Ce sont les deux grandes questions sur l’histoire qui traverse La Maison vide dans son souci de rendre compte de ce que vous désignez comme le “récit diffracté de la catastrophe”. Est-ce dans ce sens d’un temps devenu sensible et existentiel par le récit qu’il faut entendre votre recherche de signes telle que vous la formulez : “je m’obstine à croire qu’on peut lire à travers l’épaisseur des siècles des signes qui nous dessinent et qui nous façonnent en partie – une partie non négligeable de ce que nous pensons être nous-mêmes” ?
Je voudrais contester une image très pratique et claire, mais erronée, qui consiste à évoquer la notion de mille feuilles pour parler du temps. Comme si ces strates étaient imperméables les unes aux autres. On imagine le temps comme un empilement, et il suffit de parler du « carottage », comme on le pratique dans la calotte glaciaire, pour obtenir une photographie de tranches de millénaires. Or, le temps n'est pas qu’un amas d’époques successives, il est d’abord un affect qui travaille en nous, où chaque époque ne se dépose pas, mais se vit dans un présent toujours renouvelé. Dans Des hommes, j’avais choisi de parler au passé du récit présent – le plus proche de nous dans le temps du récit – et au présent du récit passé – la remémoration des années de la guerre d’Algérie. C’était la seule façon de montrer comment le passé vit en nous de manière présente – comme lorsqu’un cauchemar vient nous réveiller en pleine nuit. Le passé remonte, il se fait présence ; c’est un présent éloigné de nous mais qui revient à lui-même en remontant en nous, car nos affects ne connaissent pas le passé. Proust et Simon nous ont suffisamment avertis sur la plasticité du temps, sa souplesse et son interpénétration d’époques entre elles. Certaines périodes de plusieurs années ne laisseront en vous que l’empreinte d’une minute, quand certaines minutes s’inscriront en vous comme une durée incompressible et interminable, presque infinie. Ce que vous appelez, avec raison, le « vertige du temps ».
Ma dernière question voudrait porter sur la question de la mort ou plutôt du suicide qui, depuis Loin d’eux, hante strictement votre univers romanesque. La Maison vide ne fait pas exception qui présente différents personnages de la famille exposés à la tentation de mettre fin à leur jour : la maladie de la mort les traverse de part en part : “Fais-toi invisible et fantôme, car, morte tu l’es déjà suffisamment pour ne pas avoir besoin de moi”. Est-ce que cette maladie de la mort qui se donne sous la forme du suicide n’est pas la généalogie ultime à brosser dans La Maison vide ?
François Bon parle du « nœud noir » à partir duquel tout récit se forme et se déploie. C’est comme l’atome irréductible du texte, ce qui en est le cœur secret et parfois presque inconnu de l’auteur lui-même, qui écrit son livre, alors, dans la visée obscure de découvrir la nature de ce « nœud noir ». Pour moi, la question du suicide est une des grandes énigmes, une des grandes terreurs archaïques de ma vie, un vertige dont je pense ne jamais me remettre tout à fait, comme l’expression la plus vive de la « maladie de la mort » dont parle Duras. Écrire, ce n’est pas circonscrire cette terreur ni se protéger d’elle par des sortes de portes coupe-feu. Ce n’est pas fuir cette catastrophe toujours recommencée. Écrire résiste à l’apathie et à l’aporie que peut produire en nous l’anesthésie de la sidération. J’éprouve par l’écriture la puissance de ce vertige, de cette connaissance qui vient du plus profond de mon ignorance. Oui, cette ignorance, c’est le lieu de l’écriture. C’est à partir de l’abîme d’ignorance dans lequel nous vivons que l’écriture devient possible. Elle ne vient jamais de ce que nous savons, car ce qu’on sait nourrit peut-être notre travail, nous aide à le former, à le consolider, mais savoir n’est pas la source. L’ignorance est la source secrète qui nous élance, les yeux bandés, à l’assaut d’une forteresse imprenable, que nous ne prendrons pas, jamais. Ce n’est pas grave. Commencer par reconnaître l’échec qui nous fonde est le B-A BA de toute tentative d’écriture.
Laurent Mauvignier, La Maison vide, Editions de Minuit, août 2025, 752 pages, 25 euros

A noter également la parution simultanée en poche chez Minuit de l'excellent livre d'entretiens menés par Pascaline David, indispensable pour mieux connaître l'écriture si singulière de Laurent Mauvignier :
Laurent Mauvignier, Quelque chose d'absent qui me tourmente : entretiens avec Pascaline David, Editions de Minuit, collection "Double", août 2025, 192 pages, 9 euros





