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Photo du rédacteurChristiane Chaulet Achour

Meryem Belkaïd : « Mes choix éclectiques qui m’ont souvent desservi en France ont été un atout aux Etats-Unis »


Meryem Belkaïd (c) DR


Pour explorer de façon concrète ce que nous avons avancé dans notre éditorial, « La littérature à l’heure du postcolonialisme », Collateral ouvre une série d’entretiens avec les actrices et acteurs de cet engagement dans les universités ou, plus largement, dans le monde de la culture. Le premier est consacré à Meryem Belkaïd, universitaire aux Etats-Unis.


Je crois, tout d’abord, qu’on peut vous présenter, Meryem Belkaïd, aux lecteurs de Collateral… Vous enseignez aux Etats-Unis après une formation en France dans les études supérieures, pouvez-vous nous préciser ?

 

Je suis arrivée en France en 1995, après mon baccalauréat et j’ai fait deux années préparatoires au concours d’entrée à l’École Normale Supérieure (Hypokhâgne, Khâgne) qui ont été très formatrices. J’hésitais déjà - je dis déjà car ces hésitations entre différentes disciplines ou spécialités vont jalonner mon parcours - entre la littérature et la philosophie. L’une des choses que j’ai beaucoup aimé en prépa, c’est justement d’être exposée à plusieurs disciplines : littérature, philosophie, histoire, géographie, langues modernes et classiques. J’ai fini par opter pour la littérature qui a toujours été et reste, je le crois, ma discipline de prédilection.

 

A la fin de ma Khâgne, j’ai rejoint la Sorbonne pour une licence en Lettres modernes pendant laquelle j’ai suivi un cours sur Proust, enseigné par Jean-Yves Tadié. Je ne dirais jamais assez combien ce cours et ce professeur ont été importants pour moi. J’avais déjà lu Du Côté de chez Swann, sans être vraiment emballée, mais cette année-là, j’ai eu un véritable déclic : Proust créait un monde fait de personnages et de lois auxquelles je trouvais une portée philosophique, Jean-Yves Tadié a généreusement accepté de diriger mes mémoires de ce qu’on appelait à l’époque maîtrise et DEA. Puis je me suis inscrite une première fois en thèse sous sa direction, mais n’ayant pas obtenu de financements, j’ai abandonné au bout d’un an. J’étais, il me semble, très déçue de ne pas avoir décroché d’allocation de recherche, alors que je croyais avoir tout fait pour la mériter, en obtenant mon DEA avec mention très bien.

 

Quand avez-vous repris votre thèse et quand vous êtes-vous installée aux Etats-Unis ?

 

Après cet abandon, j’ai traversé une période un peu difficile. Je ne savais plus quelle route suivre. En octobre 2000, en pleine deuxième Intifada dite d’Al Aqsa, j’ai pris conscience que si je décidais de rester en France, je devais absolument trouver un moyen de garder un lien avec mon pays et ma région d’origine. C’est ainsi que j’ai obtenu un peu plus tard un Master de recherche à Sciences Po Paris, sur le monde arabe … mais cette fois, c’est la littérature qui m’a manqué et j’ai donc décidé de me réinscrire en thèse en travaillant sur un sujet littéraire mais à portée politique et j’ai opté pour le polar.

A l’époque, amis et collègues me répétaient que ces choix éclectiques qui m’ont souvent desservi en France, seraient un atout aux Etats-Unis. Ils avaient raison. En 2023, j’ai obtenu un poste de Visiting Assistant Professor à Bates College, puis d’Assistant Professor à Bowdoin College dans la section d’études francophones du département de langues et littératures romanes. Les grades sont sensiblement différents en France et aux Etats-Unis. On commence par avoir le grade d’Assistant Professor, que je traduirais faute de mieux par maître de conférence non titulaire, et au bout d’un certain nombre d’années (en moyenne 5 à 7), on est évalué par ses pairs et ses collègues et si on obtient sa titularisation / tenure, on devient ainsi maître de conférence titulaire ou Associate Professor. C’est ce grade que j’occupe depuis juillet dernier : Associate Professor en études francophones. Cela fait donc un peu plus de dix ans que je vis aux Etats-Unis, au nord de la côte Est, dans le Maine plus exactement.

 

 

Vous êtes née en Algérie : quels rapports avez-vous avec le pays ?

 

L’Algérie est mon pays. Celui de mon enfance, de mon adolescence, de mes premières lectures, de mes premières amours et de mes premiers engagements politiques. Je dis souvent que je ne suis jamais autant moi-même que lorsque je parle ou ris en algérien. Par ma mère, j’ai un lien fort à la Tunisie où je me rends régulièrement et où je me sens aussi chez moi. Mais c’est en Algérie que j’ai été « socialisée » comme dit la science politique, j’en connais théoriquement un peu mieux les codes. Les sociétés changent mais les années de formation et de socialisation permettent justement de mesurer les bouleversements sociaux et avec un peu de temps de s’y adapter.

J’ai un attachement très fort à cette terre où j’ai grandi et j’ai le sentiment lancinant de m’être fait confisquée une vie là-bas. Rien ne m’obligeait à rester à l’étranger après mes études et rien ne m’empêche de revenir vivre en Algérie, si je le souhaite et en même temps tout m’y obligeait et tout m’en empêche encore aujourd’hui. C’est assez difficile à mettre en mots. Je crois que c’est en partie lié à ce qu’a vécu ma génération pendant la guerre civile et qui a bouleversé nos vies.

J’ai bien songé à rentrer au début des années 2000 mais j’ai des convictions très marquées à gauche, alors l’Algérie libérale de Bouteflika où j’entendais à chaque conversation qu’il y avait « beaucoup d’argent à se faire » ne me tentait pas du tout …Et puis je suis très attachée à mon indépendance et à mon autonomie financière, et j’ai toujours songé, peut-être à tort, qu’il serait difficile de mener à bien une carrière universitaire et de vivre confortablement en Algérie.

 

 

Comment vivez-vous cet éloignement ?

 

J’ai, avec le temps, pris le pli de vivre loin, sans jamais renoncer à être utile. C’est un équilibre difficile à atteindre mais je crois y être parvenue en enseignant et en consacrant une partie de mes recherches et de mes écrits à l’Algérie, en restant au fait des productions culturelles qu’elles soient littéraires et cinématographiques et aussi en m’engageant pas les textes.

Le mouvement révolutionnaire de 2019, ou Hirak, a été pour moi un moment très important, je devais me rendre à Alger en avril pour mon livre sur le documentaire algérien et j’ai avancé la date de mon séjour pour participer aux manifestations. Pour moi, Algérienne de la diaspora, comme on dit, c’est le 15 mars 2019 que la guerre civile s’est terminée, lorsque j’ai marché dans les rues d’Alger avec mes frères et sœurs hirakistes. Je dois ajouter que je suis une révolutionnaire convaincue, c’est très démodé de dire cela mais c’est vrai. Je souhaite un changement radical de régime …Je l’ai toujours souhaité, dès l’adolescence… de ce point de vue là, je suis une enfant d’octobre 1988 et j’ai véritablement cru qu’on aller accéder à un état de droit démocratique, mais on connaît la suite, le régime a interrompu des élections dont il n’aimait pas les résultats et le pays a sombré … je n’ai aucune sympathie pour les mouvements islamistes mais ils sont une composante du pays et de la société et tant que le pays n’est pas libéré de ce qui l’entrave, je continuerai à critiquer le régime avec les modestes moyens qui sont les miens, à savoir les mots. Je ne me fais pas beaucoup d’illusions sur leur impact, mais je ne peux pas me soustraire à cette responsabilité que je juge être la mienne depuis le confort ou l’inconfort de mes exils successifs. Je dis inconfort, parce qu’on a souvent tendance à culpabiliser les Algériens résidants à l’étranger, en leurs reprochant d’être loin et donc à l’abri. Mais mon exil, s’il est un choix, est aussi dicté par la situation du pays. Il est aussi une forme de résistance. Ne pas rentrer c’est aussi garder une liberté de parole et éviter toute compromis ou compromission.

 

 

Quand, dans votre université - et plus largement aux E-U. - on parle d’études francophones, qu’entend-on par là ?

 

La définition que chaque département donne aux études francophones dépend de chaque université, sa taille, sa nature et ses objectifs pédagogiques. Il y a aux Etats-Unis une catégorie d’établissements d’enseignement supérieur que l’on appelle les Liberal Arts Colleges. C’est dans ce type d’institution que j’enseigne. Ce sont des structures privées, qui accueillent des étudiants après le lycée, pour quatre années d’études. L’ethos de cet établissement est proche de ce que l’on a appelé en France les Humanités, l’objectif étant de former des femmes et des hommes accomplis, ayant été exposés à la fois aux sciences dites dures, sociales et humaines. Les étudiants ne se spécialisent qu’à la fin de leur deuxième année et choisissent un « major » qui leur permet d’approfondir une discipline voire deux.

La tendance dans les départements de français a été de s’ouvrir aux littératures et cultures dites francophones et donc de ne plus se limiter à la France. Ce changement peut prendre plusieurs formes et dépend du nombre d’enseignants qui composent le département. A Bowdoin College nous sommes quatre enseignantes titulaires, on ne peut donc pas à nous seules couvrir l’ensemble du monde francophone. Nous nous efforçons néanmoins de décentrer l’approche de la langue et de la littérature, en refusant les notions de centre et de périphérie. C’est ambitieux et nous savons très bien que nous ne couvrons pas l’ensemble de cette littérature, sachant que nous devons également enseigner la langue française. Mais nous mettons un soin particulier à ne pas laisser la littérature française accaparer les corpus de textes que nous enseignons. D’autres Liberal Arts College sont dans la même démarche. Dans les grandes universités privées, notamment les plus prestigieuses, le nombre d’enseignants est plus important mais à quelques exceptions près comme Brown University, c’est encore la littérature dite française qui domine les enseignements. Il y a bien une tendance générale à décoloniser le corpus mais les efforts varient et la France a encore la part belle. Il y a aussi il me semble une tendance à ne mobiliser les littératures francophones, toute institution confondue, que dans la mesure où elles évoquent le passé colonial. On revient donc systématiquement à la France d’une certaine manière et on ne parle des littératures francophones que comme le réceptacle des traumatismes coloniaux. C’est selon moi un biais dont il faut se méfier car il est un miroir déformant des réalités. Si je prends l’exemple de l’Algérie, les étudiants peuvent avoir la fausse impression que rien ne se pense en Algérie en dehors du rapport à la France, ce qui paradoxalement renforce certains préjugés coloniaux. Or s’il ne faut pas minimiser l’impact de la colonisation sur nos représentations, les productions culturelles disent aussi d’autres choses de l’Algérie : ses rêves, ses espoirs, sa vie quotidienne en somme qui n’est pas constamment obsédée par la France.   

 

 

Quelles sont vos différentes spécialités ? Pouvez-vous nous dire, pour chacune d’entre elles, mise à part la littérature sur laquelle nous allons revenir, ce que vous avez à cœur d’étudier et de démontrer ?

 

Comme je le disais en évoquant mes études, j’ai longtemps hésité entre différentes disciplines : la littérature, la philosophie, la science politique et je ne parviens pas à me fixer très longtemps sur un objet de recherche unique et exclusif. Je n’ai jamais eu l’ambition de devenir spécialiste d’un seul auteur ou sujet comme le dicte l’université et son obsession de l’érudition. Je choisis mes objets de recherche pour ce qu’ils ont à dire de notre monde et de nos sociétés. Les méthodes de recherche que j’emploie sont donc toujours une synthèse pluridisciplinaire qui part de l’étude de textes littéraires (et filmiques depuis quelques années) pour les mettre en contexte. Je crois que c’est le propre de tout chercheur qui explore les représentations littéraires ou filmiques pour tenter de donner sens au monde. Quand j’enseigne Proust, je ne peux faire l’économie de la philosophie et de l’histoire. Quand je travaille sur les représentations de la guerre d’indépendance algérienne, c’est à des questions politiques que je tente de réponde : que dit-on de cette guerre, qu’omet-on de dire de montrer et pourquoi, que disent ces représentations des sociétés dans lesquelles elles sont nées et dans lesquelles elles se déploient ?

Je crois que ce sont toujours ces questions qui me guident, que je travaille sur le polar, le documentaire algérien, le cinéma maghrébin, la poésie ou le roman. Je plaisante souvent avec mes étudiants en cours de semestre en leur disant que la littérature explique tout, bien mieux que des disciplines comme l’histoire, la sociologie ou les sciences politiques. C’est évidemment une boutade, il ne s’agit pas de hiérarchiser les modes de connaissance du réel, mais le fait est qu’on considère souvent les études littéraires comme une discipline mineure, j’ai envie de dire féminine, contrairement aux sciences sociales qui sont évidemment pratiquées aussi par des femmes, mais auxquelles on confère une gravitas toute masculine. Or, je suis convaincue que c’est par les récits qu’on explore et comprend mieux le monde. L’histoire et les sciences sociales y viennent en consacrant de plus en plus d’attention aux représentations, et si j’ose dire, nous les littéraires, le savons depuis longtemps.


Meryem Belkaïd (c) DR


Qu’attendent vos étudiants ?

 

Avec mes étudiants, nous commençons par des récits, par le plaisir des textes et des histoires qu’ils narrent puis pour nous tentons ensemble de comprendre ce que les textes ne disent pas explicitement : le contexte historique, la portée politique voire philosophique des œuvres. Les étudiants aux Etats-Unis sont généralement enthousiastes et heureux d’aborder des questions de fond dans une langue qu’ils commencent à maitriser. Dans les discussions sur lesquelles l’enseignement étasunien repose beaucoup, ils mobilisent des savoirs acquis dans d’autres disciplines. Il est vrai que certains ont choisi le français pour des raisons parfois très éloignées de ce type de préoccupations, ils veulent aller étudier un semestre à Paris ou à Aix en Provence, comme l’a fait étudiant, l’acteur Bradley Cooper, manger des croissants et communiquer aisément en français mais même eux s’embarquent souvent avec nous dans des conversations qui dépassent la simple fascination pour la France, sa culture, son savoir-vivre qui est encore assez forte aux Etats-Unis. Nous abordons des sujets difficiles : les crimes coloniaux, les points aveugles de l’histoire, les difficiles reconstructions des pays anciennement colonisés et j’apprends moi-même beaucoup au contact des étudiants qui m’obligent souvent à faire un pas de côté car ce qui est évident pour moi leur est souvent étranger et vice versa. Nous devons ensemble trouver un espace de dialogue ou chacun, moi comprise, sommes débarrassés de préjugés ou d’évidences. C’est très gratifiant.

 

 

Quid de la littérature ou plutôt des littératures francophones ? Quelle définition en donnez-vous ? Quels pays étudiez-vous ?

 

J’ai une définition assez simple de la littérature francophone, c’est celle qui s’exprime en français. Elle englobe donc la littérature française, je crois que c’est la seule façon de se débarrasser du « et » dans l’expression « littérature française et francophone » qui est un « et » hiérarchique. Maintenant que chacune de ces littératures ait une histoire, un ancrage, des lectorats différents cela est certain, mais on peut aussi avoir des approches thématiques et transnationales de ces littératures. A vrai dire ce sont les littératures francophones françaises et algériennes que je connais le mieux et étudie le plus souvent. Lorsque j’enseigne je m’autorise des échappées dans la littérature haïtienne et caraïbéenne et il y a des théoriciens de la Caraïbe et d’Afrique dont je connais bien le travail et que j’enseigne aussi: Fanon, Glissant, Césaire, Mbembe. Sans compter toute la pensée postcoloniale et décoloniale qui là nous mène chez Saïd et en Amérique latine…

 

 

Quel a été votre premier contact avec la littérature algérienne de langue française ? Et comment votre approche a-t-elle évolué jusqu’à aujourd’hui ?

 

La littérature algérienne de langue française a toujours été là autour de moi comme une évidence. Je lisais beaucoup enfant. Je suis passée de la bibliothèque rose à la bibliothèque verte et puis mon premier roman d’adulte a été un roman de Malek Haddad, auteur algérien dont mon père avait été proche. J’ai donc lu Le Quai aux fleurs ne répond plus, l’été de mes 10 ans, puis d’autres romans sans vraiment qu’il y ait dans mon esprit de distinction entre Haddad, Sartre ou Colette, en termes de valeur littéraire, si je peux m’exprimer ainsi. J’avais des préférences tranchées, il y a des auteurs qu’on canonise et que je n’aime pas du tout mais cela n’a rien à voir avec leur nationalité ! Le seul point sur lequel je suis intraitable c’est la posture littéraire. Qu’elle soit algérienne, française ou autre lorsque la littérature écrit pour en mettre plein les yeux ou pour plaire à un certain public ou aller dans le sens des modes et des attentes médiatiques, je suis intraitable. Or avec une situation éditoriale difficile en Algérie et avec Paris qui fait et défait encore aujourd’hui les modes et les auteurs je crois que nous n’avons pas encore atteint ce que Pierre Bourdieu appelle un champ littéraire autonome, libéré d’injonctions extérieures et aussi à même de publier des auteurs en quantité.

 

 

Vous enseignez aux Etats-Unis : par choix ? Avez-vous postulé pour être recrutée dans une université en France ?

 

A vrai dire, les Etats-Unis n’ont jamais constitué un horizon pour moi. Mais lorsque je me suis réinscrite en thèse en 2007, en Sorbonne nouvelle cette fois, j’avais déjà 30 ans et je ne me faisais plus beaucoup d’illusions sur la possibilité d’obtenir un poste dans une université française. J’étais chargée de TD en Sorbonne, à Sciences Po Paris et j’enseignais en même temps dans un lycée privé parisien. C’était difficile de trouver le temps et l’énergie pour la rédaction de ma thèse. Puis j’ai eu l’opportunité de passer une année au Minnesota où j’ai découvert les Liberal Arts Colleges, j’en ai tout de suite aimé l’atmosphère et l’éthique. Contrairement à l’université française, l’enseignement y est valorisé et ne se transforme pas en corvée, il y a aussi une liberté de ton et peu de contraintes qui vous lient à vie, ou du moins un long nombre d’années, à un seul objet de recherche. Après ma soutenance, je veux dire littéralement à la fin des délibérations, ma décision était prise, mon expérience aux Etats-Unis avait été stimulante, encourageante, je sentais bien que mon éclectisme serait valorisé, alors j’ai commencé à envoyer des candidatures. Et je ne me suis pas trompée, ces dix dernières années m’ont permis d’accomplir beaucoup de choses et de laisser libre cours à ma curiosité et à ma créativité …

 

 

Que pensez-vous de la place des études littéraires francophones dans l’université française ?

 

En tant qu’étudiante, je n’ai jamais eu de cours de littérature francophone à la Sorbonne (Paris IV) et en tant que chargée de TD en Sorbonne nouvelle (Paris III), je plaide coupable et me souviens d’avoir parlé de littérature francophone, une courte demi-heure dans les cours d’Histoire littéraire des XIX et XXe siècles que j’ai enseignés. On me rétorquera que le canon français est trop vaste et ne souffre aucune coupe, qu’il y a déjà bien trop à faire avec Du Bellay, Racine, Molière, les Lumières et les autres pour incorporer des unités d’enseignements de littérature francophone. Soit. Mais ce canon n’est pas sacré et il est grand temps de le rafraichir et de le questionner. La question se pose aussi de ce à quoi l’université forme ses étudiants en littérature. Si c’est à devenir des universitaires, les dés sont pipés, il n’y a pas assez de postes. Si on ajoute ici et là des unités d’enseignement pour les former à d’autres métiers, c’est bien, mais on admet donc que l’étude littéraire ne mène pas à grand-chose.  Si on considère au contraire que la littérature est un mode de compréhension du monde et qu’il peut et doit contribuer aux changements sociaux et politiques, on aurait une approche totalement différente de la littérature qui inclurait, de fait, les littératures francophones. Si les départements de littérature proposaient davantage de cours thématiques sur les écrivains résistants, les représentations de la seconde guerre mondiale, de l’esclavage, des guerres coloniales, etc. on sortirait d’une approche franco-française et quelque peu hors sol de la littérature, mais je n’ai pas l’impression que l’université française et les départements de littérature soient prêts à avoir ce genre de débats. Pour avoir enseigné pendant deux années à l’université en Tunisie entre 2006 et 2008, et suivant également ce qui s’enseigne en Algérie dans les départements de littérature, je crois que ces débats seraient également bénéfiques au sein de l’université au Maghreb.

 

 

Y a-t-il d’autres lieux en France où faire connaître vos (nos) centres d’intérêt que l’université ?

 

J’ai toujours essayé de partager le fruit de mes recherches, en dehors de l’université. J’écris donc aussi régulièrement que possible pour des médias qui visent des publics plus vastes comme le site d’information Orient XXI. C’est encore une fois lié à l’idée que je me fais de la littérature et du cinéma qui n’ont de sens pour moi que s’ils interviennent sur les affaires du monde. Lorsque me vient l’idée d’un article académique, je suis déjà en train de songer à la manière de le rendre accessible à un plus grand nombre de lecteurs. Écrire pour la rubrique culture d’un site comme Orient XXI me permet aussi d’aborder des sujets qui ne relèvent pas officiellement de ma spécialité en tant qu’universitaire et qui me passionnent depuis longtemps. Par exemple, avec ce qui se passe à Gaza depuis octobre 2023, j’ai trouvé un peu de réconfort dans la poésie palestinienne que je lis depuis longtemps et j’ai voulu partager cela. Et les textes des poètes gazaouis qui sont morts sous les bombes de l’armée israélienne et de celles et ceux qui tentent tous les jours d’échapper à la mort sont un accès direct à la réalité de la guerre. La littérature dit l’essentiel. Bien mieux parfois que tout autre texte ou image.

 

Depuis quelques années je me suis également lancée dans la création de podcast aidé du réalisateur Yassine Bouzar. Nous avons par exemple transformé le livre que j’ai consacré au documentaire algérien contemporain en podcast de huit épisodes. J’ai écrit le livre en anglais et le podcast est en français et s’adresse donc à un public différent, notamment algérien. j’y donne la parole à des réalisatrices et réalisateurs, des universitaires et des critiques de cinéma et nous incluons également des extraits des films.  Nous avons également transformé l’article que j’ai écrit sur la poésie palestinienne en quatre épisodes courts d’environ 8 minutes, avec des lectures de poèmes faites par deux acteurs algériens : Meriem Medjkane et Lyes Salem. Nous avons lancé à cette occasion un nouveau podcast intitulé « Mille et une vibes » que nous alimenterons au grès de l’inspiration et quand nous en avons le temps, car nous produisons tout cela de manière totalement indépendante et sans financements. La radio est un médium que j’aime beaucoup. Plutôt que de me lancer dans toutes ces années d’études, peut-être aurais-je dû tenter une carrière radiophonique…

 

 

Que pensez-vous des débats à charge contre nos spécialités en France, focalisés autour du mot « Woke » ? Y a-t-il l’équivalent aux E-U. ?

 

La France a le chic de prendre le train en marche sans très bien comprendre ce qu’il en est de la destination. Je lis souvent dans la presse française que les débats décoloniaux, féministes, écologistes qui agitent la France sont importés des « campus américains » et qu’il faut donc s’en méfier … Cette expression de « campus américains » me fait toujours sourire. A quoi peut-elle bien renvoyer dans l’esprit de ceux qui l’écrivent ? Ont-ils en tête le campus très calme et assez peu politisé de mon université en Nouvelle Angleterre ? Celui réputé plus actif de Berkeley University en Californie ? Parlent-ils d’ailleurs des étudiants, du corps enseignant ou des administrations ? Je crois que le mot woke qui a été totalement dévoyé et vidé de son sens par les médias est un alibi commode pour justifier le conservatisme et les blocages de la société française, en érigeant les Etats-Unis comme le modèle à bannir. L’université américaine n’est pas homogène et les débats y sont vifs également dès que des initiatives sont prises pour questionner la hiérarchie des savoirs, héritée du colonialisme et de l’impérialisme. Certaines universités sont à la pointe de ces débats et d’autres à la traîne et le champ politique conservateur et réactionnaire reboosté par la victoire de Trump et son retour annoncé en fanfare, empiète de plus en plus sur les libertés académiques. Il n’y a qu’à voir la manière dont les voix propalestiniennes sont attaquées et empêchées sur plusieurs campus.

Mais le fait est que ces débats existent et sont plus stimulants aux Etats-Unis qu’ils ne le sont en France. Je compare là non les deux sociétés mais une fraction de celle-ci, à savoir le monde universitaire que je connais bien dans les deux pays. Tous deux sont imparfaits, tous deux ont des atouts que l’autre n’a pas, mais en termes de wokness, comprise comme l’attention à ce qui agite aujourd’hui le monde, aux voix silencées du passé et du présent, l’université américaine malgré ses atermoiements et ses refoulements mémoriels, a quelques trains d’avance. Elle s’efforce de regarder le passé en face et de le questionner.

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