Pierre Boisson : “La radicalité de la voix de Christine Pawlowska fait entendre son refus de remplir les rôles que la société attendait d'une femme ” (Flamme, volcan, tempête)
- Johan Faerber
- il y a 2 heures
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C’est un choc littéraire comme on en lit rarement : avec Flamme, volcan, tempête, Pierre Boisson signe l’un des textes les plus passionnants de cette rentrée littéraire. Après avoir découvert un exemplaire d’Ecarlate de Christine Pawlowska, le journaliste commence à enquêter sur cette primo-romancière qui, après ce coup d’éclat public et critique paru en 1974, ne publiera plus rien. Pourquoi ? Qu’est-ce qui explique qu’une jeune femme promise aux plus hauts succès littéraires disparaisse sans laisser de traces du jour au lendemain ? Avec patience et passion, Pierre Boisson tisse ici une enquête qui fait de son récit un véritable polar littéraire autour de cette femme prise entre maternité, matriarcat et matrimoine. Autant de questions en cette rentrée politique des mères que Collateral ne pouvait manquer d’aller poser à l’auteur de ce très fort livre.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre beau et passionnant premier récit, Flamme, volcan, tempête qui vient de paraître aux Editions du sous-sol et dont le sous-titre fixe l’explicite programme : Un portrait de Christine Pawlowska. Votre texte s’ouvre sur la scène primitive qui a présidé à l’écriture de ce livre : la découverte, le 9 août 2022, dans une bibliothèque d’un “petit ouvrage de cent quinze pages, broché cousu” intitulé Ecarlate “imprimé en rouge, encadré par le nom de l’autrice” : Christine Pawlowska. Pour quelles raisons ce volume vous est-il immédiatement apparu comme “un trésor” ou encore “un lingot d’or” comme vous dites ? Est-ce la conjugaison de l’empreinte autobiographique qui, d’emblée, se fait jour au coeur d’Ecarlate ainsi que le mystère qui semblait entourer son autrice qui vous a engagé à produire cette reconstitution biographique de Christine Pawlowska ?
Enfin, un mot encore sur le titre de votre récit : pourquoi avoir choisi ce titre ternaire Flamme, volcan, tempête : s’il renvoie au caractère tempétueux contenu dans la signification polonaise du nom de famille de l’autrice, s’agissait-il aussi de mettre l’accent sur la puissance de destruction à l’oeuvre chez Christine Kujawa et souligner d’emblée combien la mort hante “cette grande écrivaine” ainsi que vous la désignez ?
La réponse me semble effectivement double. C’est d’abord la personnalité de la narratrice d’Écarlate qui m’a fasciné. Christine est une jeune fille qui refuse de devenir adulte, ou qui refuse les rôles que la société de son époque lui destine : femme, épouse, mère. Elle est effrontée, éprise de liberté, romantique à l’extrême, elle aime traîner dans les églises froides et sombres, déteste l’été et la lumière du jour. Elle est insomniaque, passe ses nuits à se projeter des histoires au plafond, un peu comme l’héroïne de la mini-série Le jeu de la dame, qui imagine des parties d’échec fictives sur les murs de son orphelinat, sauf que Christine, elle, voit des statues d’églises qui dorment sans yeux, des châteaux fantastiques auréolés de brume, des pâles princesses qui se laissent mourir d’amour, éclairées doucement par un cierge.
Mais elle n’est pas seulement une « jeune fille en feu » : sa singularité tient à la précision et à la justesse avec lesquelles elle décrypte son adolescence et décrit les émotions qui la traversent : les rapports mère-fille, le lien qui existe entre la volonté de vivre absolument et le désir de mort, l’amitié amoureuse avec Melly, une jeune fille de son collège. Une de mes phrases préférées d’Écarlate résume parfaitement ce mélange entre la personnalité incandescente de Christine et son intelligence. En plein confit avec sa mère, qu’elle essaye de faire souffrir chaque fois qu’elle le peut, elle écrit : « j’étais animée par le sentiment du sacrilège, sentant confusément que seul ce qui est sacré mérite qu’on le bafoue. »
Le mystère autour de l’écrivaine nait en réalité dès la lecture d’Écarlate : Christine passe ses nuits d’insomnie dans des livres, elle pourrait lire les bouts de papiers qu’on jette dans la rue : elle est une écrivaine-née. On peut parier que le destin de la femme qui a écrit un tel texte ne peut être que romanesque, que sa vie sera liée à la littérature. Quand je l’ai lu pour la première fois, c’était dans la version originale du Mercure de France. Sur ses rabats était racontée l’histoire du manuscrit d’Écarlate, arrivé sur le bureau de Simone Gallimard (alors l’éditrice du Mercure) sous la forme d’un cahier d’écolier à spirale (de couleur rouge), écrit à la main. De son autrice, il était simplement précisé que c’était une jeune femme, vivant quelque part dans les Cévennes (comme si, déjà, certains détails de son existence devaient être tenus secrets) et que ce n’était même pas elle qui avait envoyé ce manuscrit (mystère, encore). Ce texte introductif se concluait par la phrase suivante : « Christine Pawlowska a aujourd’hui 22 ans. Elle continue d’écrire. »
Mon premier réflexe a été un réflexe de lecteur : j’ai voulu lire son deuxième livre. Après quelques recherches, j’ai vite compris qu’il n’y avait pas eu de deuxième livre mais qu’il n’y avait même aucune trace de l’existence de Christine Pawlowska, comme si elle s’était évaporée, ou comme si elle n'avait même jamais existé, qu’on l’avait inventée. Ce mystère originel a été le début d’une quête, qui m’a entraîné beaucoup plus loin que je ne le pensais.
Au sujet du titre de Flamme, Volcan, Tempête : le premier manuscrit que j’ai envoyé à mon éditeur ne portait pas de titre. Je n’avais rien trouvé de convaincant. Tous ceux autour desquels je tournais me conduisaient à catégoriser Christine Pawlowska, à lui coller une étiquette et une étiquette forcément réductrice, ce qui était tout le contraire de la démarche que j’ai tenté de suivre dans l’écriture de ce récit : collecter tous les souvenirs et les traces que Christine Pawlowska a pu laisser, lire tout ce qu’elle a écrit, tenter de reconstituer le plus fidèlement possible la vie qu’elle a menée mais ne jamais croire que je pouvais savoir à sa place ce qu’elle a pensé, vécu, ressenti, et ne jamais oublier d’où je parlais : je suis un homme, qui n’a pas connu l’époque à laquelle elle a grandi, je ne viens ni des Cévennes ni de la même classe sociale. Je suis très loin d’elle.
Au moment de choisir un titre, j’ai relu une dernière fois Écarlate. Un jour, pendant ses vacances d’été, alors qu’elle est sortie lire à la belle étoile, Christine rencontre un jeune peintre espagnol, avec lequel elle va vivre une nuit d’ivresse et une brève histoire d’amour. Au petit matin, alors qu’ils sont sur le banc d’un jardin, elle se trouve à ses pieds, comme dans un tableau religieux. Elle sent dans sa gorge « des paroles impossibles, sauvages, primitives et sanglantes » et elle aimerait avoir un corps qui puisse transcrire ce qu’elle sent à l’intérieur d’elle-même. Elle écrit alors : « j’aurais voulu être flamme, volcan, tempête ».
Lors de ma première lecture de ce passage, je savais déjà qu’une flamme brûlait à l’intérieur de Christine, mais j’ignorais alors que son vrai nom était Kujawa, je ne savais pas non plus que ce nom était celui d’une tempête polonaise et je n’avais encore jamais lu Artistes sans œuvres, de Jean-Yves Jouannais, dans lequel il prête à Marcel Proust une citation – inventée – que j’ai ensuite reporté sur la première page de mon cahier d’écriture : « il existe des écrivains muets comme il existe des volcans en sommeil ». Flamme, volcan, tempête : j’ai pensé que ces mots avec lesquels Christine définissait ce qu’elle aurait voulu être devaient devenir le titre du livre que j’écrivais sur elle.

Rédacteur en chef du magazine Society et journaliste, vous livrez ici votre premier récit d’ampleur qui s’inscrit en droite ligne dans le travail d’investigation que vous aviez notamment entrepris autour de l’affaire Xavier Dupont de Ligonnès. De fait, si vous retrouvez ici la méthode de l’enquête en interrogeant coupures de presse, archives et proches, il s’agit cependant d’une enquête au caractère explicitement littéraire puisque, d’emblée, elle opère depuis un manque fondateur : “une disparition (ici, celle, de Christine Pawlowska) n’est pas un vide, elle laisse des traces.” Diriez-vous ainsi que votre enquête emprunte ses modalités à la non-fiction narrative de David Grann, de Truman Capote ou encore de Maggie Nelson où la fiction se voit sans cesse mobilisée ?
Je n’aurais pas la prétention de dire que j’ai été influencé par David Grann, Truman Capote ou Maggie Nelson mais ce sont trois auteurs de non-fiction que j’admire plus que tout. Et je les admire notamment pour leur utilisation des outils de la fiction au service du récit : la profusion et la précision des détails employés par Truman Capote ; la capacité de David Grann à construire des personnages forts et complexes, dont les motivations apparaissent au fil du récit et sur lesquels on peut changer de point de vue ; l’ambition et l’originalité des constructions narratives de Maggie Nelson et la poésie comme outil pour décrire la réalité et comprendre le reste – l’inconscient, les sentiments.
Je ne dirais pas que c’est la fiction qui est mobilisée, plutôt les outils de la fiction. Dans Flamme, volcan, tempête, je n’ai rien inventé. Si je donne la date et l’heure d’un événement, c’est que je connais sa date et son heure ; si je décris un lieu ou l’ombre d’un arbre en fin de journée c’est que je les ai vus en photo, ou que je me suis rendu sur place ; et, comme je le disais, j’ai pris garde à ne jamais imaginer ou interpréter ce que Christine Pawlowska a pu penser ou ressentir à certains moments de sa vie : si j’ai parfois écrit “Christine pense alors que”, c’est qu’elle a elle-même laissé une trace écrite de ce qu’elle avait pensé à ce moment précis.
Cet impératif de la non-fiction en fait sa difficulté (et rend plus admirable encore la façon dont David Grann, par exemple, parvient à restituer dans Les Naufragés du Wager l’ambiance à bord d’un bateau il y a plus de 250 ans ou la personnalité de son capitaine et de son canonnier), mais c’est aussi une contrainte créatrice, dans le sens où elle oblige à faire des choix et permet de trouver l’histoire du livre : pas tant l’histoire que l’on voudrait raconter, mais l’histoire qu’on peut raconter.
Pour moi, fiction et non-fiction ne se différencient pas par leur résultat mais par leur procédé. L’auteur ou l’autrice de fiction part de zéro. Il construit son œuvre en apportant peu à peu de la matière, grâce à son imagination, et il modèle cette terre glaise jusqu’à obtenir son objet final. C’est un potier. L’auteur de non-fiction commence par accumuler le plus de matière possible, grâce à son travail de recherche, et une fois qu’il a ce gros bloc de réalité il doit le travailler pour en faire un récit. C’est un tailleur de pierre. Mais que ce soit en modelant ou en taillant, le but est toujours le même, c’est l’histoire.
Plus largement, parce que cette enquête vous place, ainsi que vous le soulignez, comme “un détective” et parce qu’il place en son centre une figure dérobée d’autrice, diriez-vous que Flamme, volcan, tempête pourrait se définir comme un polar littéraire ? Est-ce ainsi que vous en avez conçu l’architecture narrative ?
Quand j’ai commencé mon travail sur la vie de Christine Pawlowska, j’ai commencé par chercher à savoir ce qu’elle était devenue. J’ai appris assez rapidement qu’elle était décédée, de mort violente. J’ai alors cherché à en savoir plus sur cette mort violente. Il y avait eu, à l’époque, une enquête : était-ce un suicide, ainsi que la gendarmerie l’avait conclu, ou un meurtre, comme le suspectaient certains de ses proches ? J’ai aussi appris par Johan, son deuxième fils, que le dimanche après-midi Christine s’installait à la table à manger de son salon et qu’elle tapait à la machine, puis par Nicolas, son aîné, qu’elle avait écrit au moins un autre livre, intitulé La Poubelle, que lui avait lu vingt ans plus tôt. Où était donc passé ce manuscrit ?
Mon enquête a avancé ainsi, entraînée chaque fois par des nouvelles interrogations, ou des nouveaux mystères : certains se sont révélés être des impasses, comme ça arrive toujours, mais chaque fois qu’une porte se fermait, d’autres s’ouvraient. La question de l’architecture narrative s’est posée après, au moment où il a fallu tailler la pierre, pour filer la métaphore. J’avais donc devant moi ce bloc d’information, tout ce que j’avais pu collecter de la vie de Christine Pawlowska, une matière à la fois riche parce que j’étais parti de rien mais, pour la même raison, fragmentaire, avec des zones d’ombres et des questions non résolues. C’est là où je pense que l’histoire n’est pas toujours celle qu’on veut raconter mais celle qu’on peut raconter : elle s’impose à nous. Cela aurait pu être une enquête sur la mort de Christine Pawlowska et son possible féminicide, mais tous les témoins de l’époque étaient morts et j’ai appris un jour, au cours de ma recherche, que le dossier de l’enquête de gendarmerie sur son décès avait été détruit et qu’aucune copie n’en avait été gardée. J’ai dû m’arrêter là.
C’est très curieux que vous utilisiez l’expression « polar littéraire » parce que je tournais autour de mon bloc de pierre, je cherchais le fil qui pouvait tenir mon histoire quand j’ai écouté une émission du Book Club, sur France Culture, au sujet du livre de Janet Malcolm sur Sylvia Plath, publié aux éditions du Sous-sol. Adrien Bosc était l’invité et a parlé de ce livre comme d’un « thriller intellectuel ». Cela a été un déclic pour moi : l’idée que thriller et intellectuel ne formaient pas forcément un oxymore, qu’il était tout à fait possible de créer et d’entretenir un suspense autour de questionnements littéraires, et que je devais au fond revenir à ma question de départ pour construire l’architecture narrative du récit : qu’est-ce que Christine Pawlowska a vécu pour écrire un livre comme Écarlate à un tel âge, et qu’est-ce qui fait qu’après avoir écrit un livre pareil on cesse d’écrire ? C’était le point de départ d’un « polar littéraire », comme vous le dites, et c’est l’un des autres principes que j’ai notés sur la première page de mon cahier d’écriture : « ce n’est ni un polar, ni un essai littéraire, c’est un polar littéraire ».
Pour en venir au coeur de Flamme, Volcan, tempête, vous brossez ici le portrait de l’autrice d’Ecarlate en privilégiant une double visée déjà à l’oeuvre dans vos précédentes enquêtes. En effet, le premier but de votre approche biographique consiste à explorer cette existence dérobée et inconnue, à savoir, derrière le pseudonyme de Christine Pawlowska, parvenir à “comprendre ce qu’était la vie de Christine Kujawa”. En ce sens, votre enquête se fait la patience reconstitution très matérielle et très factuelle d’une biographie mais qui, de manière paradoxale, n’est que progressive mort lente : une véritable thanatographie où la famille joue un rôle destructeur, nocif et toxique. Comme pour votre enquête sur Xavier Dupont de Ligonnès, la famille s’impose comme un embrayeur de violence dont les êtres ressortent broyés : en quoi s’agissait-il pour vous de pointer combien la famille de Christine Kujawa, ainsi que Gipsy, le compagnon qu’elle a pu avoir, ont fini par anéantir la jeune femme ?
Le rôle de la famille n'a pas été un point de départ, au contraire, je n'imaginais pas du tout qu'elle ait pu avoir un rôle dans le destin de Christine. Je l’ai découvert au fur et à mesure de ma recherche. C’est en interrogeant ses enfants, Nicolas et Johan, que j’ai compris qu’un secret pesait sur cette famille, qu’il avait notamment été protégé par Ginette, la mère de Christine, qu’il continuait à faire ressentir ses effets, comme une gangrène qui ne cesse de s’étendre. J’en ai longuement parlé avec Nicolas et Johan, qui étaient tous les deux convaincus que la seule manière de s’en libérer était d’en parler, et de l’écrire, tout en mesurant évidemment la difficulté à le faire, et ses possibles conséquences.
Je préfère ne pas m'étaler ici sur les détails du rôle destructeur et toxique de la famille mais j’ai choisi de révéler ces faits à un moment précis du récit, assez tard, aux deux tiers environ, pour deux raisons. D'abord, je ne voulais pas en faire la matrice de tout : je mesure la puissance des déterminismes sociaux et familiaux mais je crois aussi que les individus ont la possibilité de s'en libérer, et que Christine a essayé de faire. Et ensuite je ne voulais pas non plus en faire une fin, qui aurait sonné comme une réponse unique à la question que je me suis posée sur la vie de Christine et sur pourquoi elle a cessé d’écrire : je n’ai pas une réponse définitive à cette question, et je ne connais surtout pas celle que Christine Pawloswka y aurait elle-même apportée. Je ne voulais pas parler à sa place. Je préférais laisser le lecteur se faire sa propre idée et, donc, proposer une fin plus ouverte.
La seconde visée de Flamme, volcan, tempête consiste à interroger la place de la littérature dans la vie de l’écrivaine. S’agissant de l’écriture, votre récit vise avant tout à sonder combien la vie de Christine Kujawa se fait le sombre écho de la violence lyrique qui déchire la voix de Christine Pawlowska dans Ecarlate. Indissociables, sa vie et son oeuvre forment comme une manière romantique incandescente de la figure de l’écrivaine, ce que vous affirmez sans détours : “C’est une jeune fille prête à tuer, pleine de dégoût et de colère, elle est à la fois un personnage de roman et l’incarnation du mythe de l’écrivaine-née, habitée par la littérature, qui écrit comme elle respire (naturellement, sans pouvoir vivre autrement).” Davantage qu’une romancière, Christine Kujawa vous paraît être une poétesse tant elle s’impose comme une figure de poète maudit : en seriez-vous d’accord ?
L'une des premières sources de mon enquête ont été les archives conservées par le Mercure de France, dans lesquelles se trouvait notamment la correspondance entre Simone Gallimard, l'éditrice du Mercure, et Christine Pawlowska. Dans ses lettres, Christine ne cessait de parler de ce deuxième livre que Simone Gallimard attendait et appelait de ses vœux, dont elle disait toujours qu’elle venait de le commencer, qu’elle était sur le point de le finir, ou qu'elle venait de le détruire et qu'elle en recommençait un à nouveau. La quête de ce second livre, ou d’un manuscrit perdu, est devenue l’un des moteurs de ce « polar littéraire » qu’on évoquait. C’est en le cherchant que je suis tombé sur les poèmes de Christine, écrits à la main ou tapés à la machine, la plupart conservés par sa mère et transmis aux enfants de Christine à sa mort. Le plus ancien remontait à 1968 (elle avait seize ans) le plus récent datait de 1992 (quatre ans avant sa mort) : toute sa vie, Christine a écrit des poèmes. C’est comme ça que j’ai compris qu’avant d’être une écrivaine, elle était peut-être une poétesse.
Et pas seulement une poétesse, effectivement : une poétesse maudite. Sylvia Plath, figure par excellence de la poétesse maudite, a écrit un seul roman avant de se donner la mort, La Cloche de détresse, dans lequel j’ai retrouvé des échos d’Écarlate, notamment dans sa description de la dépression. Plath parle d’une cloche transparente qui descend et aspire tout l’air autour d’elle, derrière laquelle elle se sent vide, coupée du monde ; Pawlowska voit une vitre qui l’emprisonne et l’empêche de toucher la vie, la vraie. Les deux textes semblent se répondre, comme si d’une part et d’autre de la Manche, elles avaient entretenu une conversation.
Je crois personnellement que la poésie est dangereuse. Il faut être prêt à fouiller au plus profond de soi-même pour écrire de la poésie, pour être touché par ce que l’on voit et ressentir ce que l’on ne voit pas. Il faut être prêt à en mourir. Ce n’est pas un hasard, je crois, si les poétesses dont je parle dans Flamme, volcan, tempête ont connu des destins similaires. Il y a Sylvia Plath bien sûr, mais aussi Sophie Podolski, une poétesse belge (vénérée par Roberto Bolaño) qui s'est suicidée à 21 ans en laissant derrière elle un seul livre, Le pays où tout est permis, ou Alfonsina Storni qui, après avoir composé son dernier poème, s’est laissée emporter par l’océan glacé de Mar del Plata. Ou encore Alejandra Pizarnik, dont le dernier vers me semble résumer cette figure de la poétesse maudite et le danger de la poésie : avant de se donner la mort, un soir de septembre à Buenos Aires, Pizarnik avait écrit sur le tableau noir de sa chambre : no quiero ir /nada más /que hasta el fondo : Je ne veux aller/rien de moins/qu’au fond.
S’agissant de l’écriture et de l’oeuvre de Christine Pawlowska, deux autres questions viennent logiquement à se poser. La première touche à la généalogie d’écrivaines et d’écrivains à laquelle elle appartient par la production d’une oeuvre demeurée unique : participant du mythe romantique de l’écrivaine maudite, Ecarlate appartient à cette lignée d’oeuvres sans précédent et sans descendance comme si Christine Pawlowska demeurait une éternelle primo-romancière. Si bien que, au-delà de cette malédiction, celle qu’on présentait comme “cette jeune femme (qui) pourrait bien être la prochaine étoile de la littérature française” rejoint aussi la lignée des artistes sans oeuvre. A l’instar du triestin Roberto Bazlen dans Le Stade de Wimbledon de Daniel Del Giudice, peut-on ainsi dire comme on commençait à le suggérer plus haut que l’oeuvre de Christine Kujawa est sa vie même comme le dit son amie Véronique ? Pourrait-on aussi bien dire que pétrie de littérature, elle se comporte comme un personnage de roman, vous qui faites remarquer que dans son enfer familial, “Christine vit dans un roman d’épouvante” ?
Quand j'ai commencé à travailler sur la vie de Christine Pawlowska, j’imaginais bien, après la lecture d’Écarlate, qu'elle n’avait pas eu une vie banale ou ordinaire. Quand elle était jeune, elle avait écrit sur les murs de sa chambre, une phrase de Caligula, de Camus : “Les hommes meurent et ne sont pas heureux.” Cette phrase l'a hantée. Elle transcrivait son désir de vivre absolument, qui est au cœur d’Écarlate, c'est-à-dire le désir de mener une vie faite de hauts et de bas, avec des grandes peines et des grands bonheurs, et surtout pas une vie modérée, une vie raisonnable, une vie « moyenne ». Et c’est effectivement ce qui s’est passé et ce que j’ai découvert : la vie de Christine Pawlowka a été éminemment romanesque. Au point que les seuls moments de sa vie qui sont parfois pour nous, en tout cas pour moi, vécus comme un apaisement, quand elle a connu une sécurité économique, matérielle, et pu offrir un cadre à ses enfants, ces moment-là ont été les moins heureux pour elle. Son frère avait l’impression que la flamme qui brûlait dans ses yeux était alors éteinte.
Ce désir de vivre absolument l'a par ailleurs toujours placée du côté des paumés, des âmes en peine, des chiens égarés. Quand elle était jeune, c'étaient les marginaux d’Alès, une bande de gens pas très vieux qui se cherchaient et vivaient à plein la libération de l’époque. Elle évoluait parmi eux, mais déjà dans une posture d'écrivaine, un peu en retrait, pour l’expérience mais avec moins d’excès que les autres, qui sont tous morts très jeunes, d’overdoses ou d’accidents de la route. Il y a eu ensuite Gipsy, un Italien, une petite frappe, qui a été le grand amour de sa vie mais aussi, sans doute, sa grande erreur. Peu avant sa mort, Christine était toujours du côté des exclus, elle travaillait dans un centre de formation pour demandeurs d'emploi où elle a aidé énormément de gens, beaucoup de femmes, souvent immigrées. C'est Véronique, une de ses anciennes collègues, sa meilleure amie l’époque, qui m'a raconté, les larmes aux yeux, à quel point Christine avait été importante pour les autres, avec sa capacité d’écoute, son empathie, sa lucidité sur l’existence et ses drames. Véronique gardait de Christine une image d’elle les yeux dans la vague, une cigarette à la main, préférant écouter les autres que de parler d’elle : au fond, une posture d’écrivaine. C’est à l’évocation de ce souvenir que j’ai pensé au Stade de Wimbledon, un roman magnifique, dans lequel le narrateur cherche à comprendre pourquoi Roberto Bazlen, un grand homme de littérature, n’a jamais rien publié. À la fin de son enquête, l’ex compagne de Bazlen lui apporte une réponse : elle explique qu'à un moment, dans la vie, il n’est plus l’heure de faire des petits ajustements, qu’il faut prendre une grande décision, et que beaucoup de gens ont rencontré Bazlen à cet instant précis, et qu’il les a aidés à prendre cette décision : c’était là sa passion et son œuvre. Ce qui est, en soi, une définition de la littérature - mettre des mots sur comment on vit et comment on peut vivre –, et une clé, peut-être, pour comprendre l’existence de Christine Pawlowska.
Partant, au-delà du biographique, l’un des points les plus passionnants de votre travail s’inscrit dans l’entreprise de mise en lumière du matrimoine. Si Flamme, volcan, tempête s’accompagne de la réédition d’Ecarlate, vous découvrez que Christine Kujawa ne s’est pas arrêtée à l’écriture de son seul récit publié mais qu’elle a pu poursuivre comme elle a pu une oeuvre qui n’est pas venue à publication. Est-ce que finalement, par la question de la redécouverte du matrimoine littéraire, votre livre n’entre pas dans une dimension politique ? Ne pourrait-on pas dire qu’il s’agit d’un livre féministe qui redonne à Christine Kujawa sa puissance dérobée par l’ordre patriarcal qu’elle subit ? Est-ce que finalement il ne s’agit pas avec votre récit d’accomplir la prophétie du cardinal Saliège que René Laurentin cite à propos d’Ecarlate : “Il faudra bien un jour libérer l’énergie explosive contenue dans le coeur des femmes.” ?
J'ai été étonné d'apprendre qu’Écarlate avait, lors de sa sortie, connu le succès. Claude Mauriac, le fils de François Mauriac, lui avait consacré un article qui avait fait la Une du Figaro littéraire, expliquant que c'était « un chef d'œuvre du genre. De quel genre? Du genre chef d'œuvre. » Le puissant François Nourissier avait écrit que c’était un premier livre qui étonnait par sa perfection, sa musique, les soudaines surprises qu’il ménageait, et comparait sa lecture avec l’impression qu’il avait eu en découvrant Bonjour Tristesse de Françoise Sagan et La Place de l’Étoile de Patrick Modiano. Marcel Arland, le directeur de La Nouvelle Revue française, avait consacré, en septembre 74, un petit billet sur ses lectures d'été, dans lequel il recommandait deux « débutantes » : Christine Pawlowska, donc, et une certaine Annie Ernaux.
À partir de là, se pose évidemment une grande question : Pourquoi ? Pourquoi Christine Pawlowska a-t-elle été oubliée plutôt que d’autres ? L’une des premières raisons, qui est au cœur de Flamme, volcan, tempête, tient au fait que Christine a été victime de toutes les violences dont les femmes peuvent être victimes, depuis son enfance jusqu'à sa fin, qui était peut-être un suicide, mais qui était peut-être un féminicide. Ce continuum de violence a en tout cas et sans aucun doute empêché son écriture et donne une réponse au fait qu’elle ait cessé d’écrire.
Je pense aussi que la radicalité de la voix que Christine Pawlowska fait entendre dans Écarlate, son refus de devenir adulte ou de remplir les rôles que la société attendait d'une femme à cette époque-là, sa remise en question de l’autorité, son goût du sacrilège, expliquent son effacement. C’est ce que Laure Limongi dit parfaitement dans une conférence très intéressante qu’elle a donnée au sujet d’Hélène Bessette, elle-même victime pendant longtemps de cet effacement avant d'être redécouverte. Limongi explique que ce sont toujours les autrices les plus politiques, celles qui ont bousculé l'ordre social, qui ont envoyé des messages d'indépendance ou d'autonomie, ce sont toujours elles qui ont été balayées les premières. A l’époque, c’est étonnamment le prêtre René Laurentin qui a été le seul à l’avoir compris, en citant dans sa critique du livre de Christine Pawlowska le cardinal Saliège et cette nécessité de « libérer l’énergie explosive contenue dans le cœur des femmes » : il y avait dans Écarlate une radicalité qui explique à la fois sa force, sa modernité et, a posteriori, son effacement.
Et pour finir de répondre à votre question, j’espère sincèrement que des auteurs et des autrices féministes proposeront une lecture politique d’Écarlate et de son effacement et mon travail pourra contribuer à réinscrire Christine Pawlowska dans le matrimoine littéraire, à la place qu’elle mérite. À ce titre, rien ne me rend plus heureux que les éditions du sous-sol aient, dès le début du projet, voulu republier Écarlate, qui sortira en même temps que Flamme, volcan, tempête. C’est là, je crois, un geste politique.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur les influences qui ont été les vôtres lors de la rédaction de votre récit. Au-delà des références à la non-fiction narrative, quelle place la littérature écrite par des autrices a-t-elle joué dans votre vision de Christine Kujawa ? Vous contactez Annie Ernaux, rappelez l’exemple de Hélène Bessette ou encore sollicitez la lecture de Virginia Woolf : quel rôle la littérature féministe a joué dans l’élaboration de votre manuscrit ?
Je fonctionne beaucoup, pour mes lectures, en suivant les recommandations des auteurs et des autrices que j’aime. Pendant longtemps, ces recommandations étaient faites par des hommes et me conduisaient à la lecture d’autres hommes. Et puis, ces dernières années, peut-être depuis quatre ou cinq ans, la lecture de littérature féministe et plus généralement de livres écrits par des femmes m’a conduit vers d’autres femmes, comme si une bibliothèque magique pivotait sur elle-même et en laissait apparaître une autre, tout aussi riche, tout aussi puissante, tout aussi intéressante, mais en grande partie inexplorée. Cette révélation s’est encore accentuée avec mon travail sur Christine Pawlowska. Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, un livre magnifique de Zora Neale Hurston, m’a amené à lire l’essai d’Alice Zeniter dont je parle au début du livre, puis j’ai relu Annie Ernaux, qui m’a amené à lire Annie Leclerc, j’ai lu Elizabeth Goudge et Mary Shelley, que Christine vénérait. J’ai encore lu Alex Marzano-Lesnevich, puis Neige Sinno, et tous les Hélène Bessette. Cette littérature a nécessairement et sans aucun doute influencé mon travail sur Christine Pawlowska. Pour le dire autrement et de manière purement statistique : si je regarde la liste des livres que j’ai lus en 2024 et 2025, plus de 70 % ont été écrits par des femmes.

Pierre Boisson, Flamme, volcan, tempête : un portrait de Christine Pawlowska, éditions du sous-sol, août 2025, 224 pages, 21 euros
Christine Pawlowska, Ecarlate, préface de Blandine Rinkel, éditions du sous-sol, collection "Souterrains", août 2025, 112 pages, 13 euros