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Hervé Castanet : « Parce que, de la littérature, nous avons à prendre de la graine »

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    Jean-Michel Devésa
  • il y a 42 minutes
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Hervé Castanet (c) DR
Hervé Castanet (c) DR

Jean-Michel Devésa : Nous ne nous lisons pas seulement, nous nous connaissons depuis très bientôt quinze ans. Nous nous sommes rencontrés à la faculté des lettres de l’université de Dijon lors d’un colloque consacré à Jean Genet, j’y présentais une communication que j’avais, en jouant – en potache – sur la polysémie, intitulée « Jean Genet ou la beauté du mal dans Journal du voleur ». C’était le 2 décembre 2010. En vous écoutant alors, j’ai immédiatement été sensible à votre approche des textes littéraires et à l’interprétation que vous en faisiez. Il m’a semblé que votre lecture de ceux-ci vous distinguait d’un grand nombre de psychanalystes lesquels ont parfois tendance – comme énormément d’universitaires – soit à verser du côté d’une méchante psychanalyse appliquée à la littérature, soit à instrumenter le corpus sur lequel ils se penchent pour le « rabattre » platement, et quelque peu servilement, sur la pensée de Sigmund Freud, ou sur celle de Jacques Lacan, ou sur celle de Jacques-Alain Miller, notamment, en vue de la justification de telle ou telle thèse par le truchement de la littérature – ces travers qui quelquefois ne vont pas sans signe d’allégeance peuvent agacer, vous avez saisi que je m’en irrite, et qu’il m’arrive d’en rire, ce qui revient au même, ou presque, mais laissons.

 

En ce qui vous concerne, en tant que professeur des universités et psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne et de l’Association mondiale de psychanalyse, non seulement vous vous situez à l’intersection de ces deux champs et au carrefour de leurs pratiques mais surtout vous ne cédez pas à la facilité du mélange des genres : vous êtes persuadé qu’à bien des égards « l’artiste toujours précède le psychanalyste » parce qu’il sait (souvent et même si, chez lui, ce n’est pas conscient) ce que le psychanalyste enseigne : « il y a dans le travail des artistes un savoir – généralement insu d’eux-mêmes – qui implique la psychanalyse » (S.K.beau, p. 23). Aussi lisez-vous les œuvres littéraires pour ce qu’elles sont et vous vous penchez sur elles avec le souci de discerner ce qu’elles peuvent vous enseigner tant sur le plan de la connaissance qu’en vue d’un accompagnement encore plus attentif et d’une meilleure écoute de vos analysantes et analysants.

 

Vous me permettrez d’ajouter que je trouve dans vos ouvrages de quoi nourrir ma propre réflexion et soutenir mon écriture romanesque, non que votre investigation de grands livres et de grands auteurs fournissent des recettes pour concevoir de bons et intéressants ouvrages, mais bien parce que votre appréhension de ceux-ci me stimule et m’incite dans le registre théorique et critique à « revenir » sur mon style et à l’interroger (sur le mode de la chaîne associative), en m’appliquant à repérer au sein de mes textes les points nodaux, névralgiques, où le réel pousse un peu sa corne, si bien que l’économie et l’usage ordinaires de la langue en sont modifiés – la poésie prenant l’ascendant sur la communication. Je songe ici à plusieurs de vos interventions : celles naturellement ayant trait à Pierre Klossowski, et à celles qui s’efforcent d’élucider l’économie même de la littérature et la création (en 2009, aux Éditions Cécile Defaut, un riche Le Savoir de l’artiste et la psychanalyse ; en 2010, aux Éditions de la Différence, et en collaboration avec le Bordelais Alain Merlet, un Pourquoi écrire ?) ; et à d’autres encore, élaborées autour de problématiques analytiques (chez Economica/Anthropos, La Perversion en 2012 et La Sublimation en 2014 ; chez Navarin/Champ freudien, en 2017, un Quand le corps se défait. Moments dans les psychoses, et en 2022 un passionnant Neurologie vs Psychanalyse).

 

Quitte à vous indisposer, je suggère que votre lecture cultive quelque accointance avec celle que vous avez admirée chez Jacques Aubert (auquel vous rendez hommage), lequel n’était pas seulement un éblouissant traducteur de James Joyce mais de ces « regardeurs » et de ces « écouteurs » capables de « sentir » le tissage du corps et de la phrase.

 

Votre S.K.beau est si profond – et précieux – que pour cet entretien je ne me concentrerai que sur la partie que vous avez réservée à la littérature (« Écrire ») et, pour des raisons de temps et de place, j’ignorerai les quatre autres (« Interdire », « Montrer », « Exposer », « Jouer [au théâtre] »).

 

Ce qui me plaît et séduit, dans votre travail, c’est que vous préconisez une « psychanalyse impliquée » par la littérature et les arts, et non pas une psychanalyse appliquée, et qu’ainsi vous vous donnez les moyens, et vous offrez à vos lectrices et lecteurs la possibilité de mieux cerner les « vérités menteuses » dégagées par les pratiques artistiques… L’attestent votre amitié et – ce que je nomme – votre collaboration avec Macha Makeïeff, quand elle dirigeait le Théâtre de la Criée à Marseille et lorsque vous avez assuré la rédaction en chef de sa magnifique revue trimestrielle Cri-Cri

 

 

Hervé Castanet : La qualité de vos questions – et ne voyez pas dans mon usage du mot qualité un compliment de circonstance mais plutôt une obligation de réponse qui tire vers le haut – implique de me décaler de formulations scolaires qui tout à la fois répondraient poliment et en apparence à vos questions et en évacueraient l’enjeu avec lequel je ne peux faire ami-ami. Vos questions exigent que j’y mette du mien et donc que j’accepte, à l’occasion, de tomber dans un puits – ce que l’on sait depuis Socrate être le risque de tout philosophe (ce que, de formation, je ne suis pas), aussi prudent soit-il ! Avouez que le risque de tomber dans le puits avec ses effets de comique est ce qui peut arriver de mieux à celui qui fait profession de manier les concepts et les théories. Ce n’est pas pour autant tomber volontairement dans le puits puisque l’enjeu vire, alors, à la farce. Vous citez Macha Makeïeff dont j’admire le travail de mise en scène et avec laquelle une longue Conversation, enclenchée il y a près de dix ans, se poursuit. Cette référence à une artiste – à ce qui se joue dans une rencontre – est une bonne première piste pour vous répondre. Mais que peut bien faire un psychanalyste avec la création d’une artiste comme elle ?

 

Je vous réponds en deux temps :

 

1-En 1974 à Rome, Lacan disait explicitement en conclusion de « La Troisième » : « l’avenir de la psychanalyse dépend de ce qu’il adviendra de ce réel » en tant qu’il est l’impossible du sens. Le psychanalyste doit-il se contenter de le dire, de le clamer, de le théoriser en en faisant son propre « hissecroibeau » (Lacan) de circonstance ? Le psychanalyste doit apporter sa mise à cet enjeu. Cette dernière a, pour moi, une forme concrète et active : une Conversation, toujours renouvelée, se poursuit avec Macha Makeïeff dont les inventions de mises en scène (mais pas que, car il faudrait citer ses textes, ses costumes et décors, ses immenses expositions qu’elle nomme installations ou récits immobiles que les musées accueillent et d’autres encore) marquent le paysage théâtral en France. Elles sont connues, reconnues, étudiées. Cette Conversation ne me laisse pas tranquille : à s’y frotter, elle m’inquiète, me dérange, m’oblige à dire et à faire autrement. Macha Makeïeff écrit, à une occasion, à propos de la représentation de théâtre – je prends une phrase parmi des dizaines qui peuvent être convoquées : « Ce qui s’abîme, se consume sous les regards, la combustion des corps, ce saccage me bouleverse. Ça a lieu. Là, maintenant. » Chacun l’aura compris : cette conversation est au présent et est redevable elle-même de : « Ça a lieu. Là, maintenant. » Que l’artiste soit une femme donne à̀ ce « Ça a lieu » toute sa force pour déjouer les topographies convenues. Une autre phrase : « Un flou géographique, un espace mental qui nous hante, pas vraiment situables, ces endroits, plutôt à chaque fois un paysage intérieur, une topographie de songe. » Si le lecteur est intéressé́, il peut savoir la référence de ses citations : Poétique du désastre, paru chez Actes Sud en 2009.

 

2- L’enjeu est précis, même calibré : comment faire se rencontrer, sous le signe de la contingence et non du nécessaire, de l’invention et non du stéréotype, l’artiste et le chercheur – dit plus crûment : le saltimbanque et l’intellectuel ? Vieux mots chargés, peut-être désuets, mais indicateurs d’une opposition utile entre deux termes, champs, acteurs respectifs qui se cognent et se frottent. Un autre vieux mot fit florès, dans la philosophie comme dans l’histoire des arts, pour nommer cette tension : la sublimation. L’artiste sublime, tous les artistes subliment et la ritournelle continue. Le chercheur précisera comment ils s’y prennent. Longtemps le mot fut suffisant et on s’en contenta, sûrement par paresse : la création est sublimation. La thèse est bouclée, cadenassée, répétée à plus soif par les universitaires.

 

Certes, à propos du théâtre, – pour citer des phrases célèbres – lorsque Genet affirme : « Au contraire, que le mal sur la scène explose, nous montre nus, nous laisse hagards s’il se peut et n’ayant de recours qu’en nous. [...]L’artiste n’a pas – ou le poète – pour fonction de trouver la solution pratique des problèmes du mal. [...] Qu’ils acceptent d’être maudits. Ils y perdront leur âme, s’ils en ont une, ça ne fait rien. Mais l’œuvre sera une explosion active, un acte à partir duquel le public réagit, comme il veut, comme il peut » ou bien lorsque Artaud clame, dans son Théâtre de la cruauté́, « extirper par le sang et jusqu’au sang dieu, le hasard bestial de l’animalité́ inconsciente humaine, partout où on peut le rencontrer. [...] L’homme est malade parce qu’il est mal construit. Il faut se décider à̀ le mettre à nu pour lui gratter cet animalcule qui le démange mortellement, / dieu, / et avec dieu, / ses organes [...]. Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré́ de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté. Alors vous lui réapprendrez à danser à l’envers comme dans le délire des bals musette et cet envers sera son véritable endroit », le mot de sublimation apparaît bien mièvre.

 

Dans mon S.K.beau sont convoqués des créateurs. Certains créent des mots, d’autres des images, d’autres des spectacles de théâtre, des décors, des costumes, des musiques, d’autres encore des théories critiques. L’image et les spectacles joués font voir (et entendre) – ils montrent (représentent ?) en particulier ; le mot désigne – il est porteur d’universel. Le concept veut penser autrement le monde – il fait (ou aimerait faire) rupture. Une direction se dégage : l’image se construit à partir d’un trou qui a nom regard. C’est ce pas-tout visible qui pousse le peintre, le photographe ou le cinéaste à montrer. Pareillement pour l’écrivain, les mots ne disent pas tout. Ils sont aussi marques, traces, ratures de ce qui échappe à̀ être dit. Les concepts ne se dérobent pas à cet impossible – un mi-dit demeure. Le metteur en scène sait que le mot incarné par un corps, une gestuelle, un mouvement, une lenteur, trouble en maintenant l’universel d’un dit et en le particularisant aussitôt jusqu’à l’unique du corps et de la voix d’un comédien ou d’une comédienne. Sans cette tension, le théâtre ne serait pas. Les pièces filmées et vues à la télévision échouent toutes à préserver cette tension. Elles sont néanmoins traces (documents) de ce qui fut unique. Se démontre que face à cette rencontre avec un réel, nommée ici S.K.beau lorsqu’il y a traitement de cette rencontre qui fait choc, chaque artiste dénoue et renoue l’image ou le mot ou le concept ou les corps sexués et vivants pour en faire usage.

 

 

J.-M. D. : Votre livre réunit des contributions dont la rédaction s’échelonne entre 1989 et 2024. Son titre fait référence à une formule de Lacan, laquelle a vocation – dans son enseignement – à être considérée comme l’équivalent d’un concept. Sauf erreur de ma part, elle apparaît en 1975 (in « Joyce, le symptôme », Autres écrits). Son émergence et sa fortune me donnent l’impression que cet « S.K.beau » corrige (et rectifie) le concept de sublimation, tel que Freud l’a énoncé (dans sa Métapsychologie, en 1915), à un moment où il était épuisé (vous employez l’adjectif « usé »).

 

Cela étant, dans votre introduction, vous rappelez qu’en 1976, dans sa préface à l’édition anglaise du Séminaire XI (Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse), à l’occasion d’une évocation de Joyce, Lacan avoue l’« embarras » dans lequel le plonge celui-ci. Vous commentez ce constat en avançant que Lacan « met cet embarras au travail en escomptant quelques effets de réveil ». En faisant porter l’attention non plus sur la psychanalyse mais sur le psychanalyste, ne procédez-vous pas à un glissement ? Et si oui, pourquoi ? 

 

 

H. C. : Oui, ce glissement de la psychanalyse au psychanalyste montre que cette question de l’articulation art/psychanalyse n’est pas une abstraction mais touche directement celui qui s’y engage : il y a sa part, sa présence, son engagement voire son refus, son déni, sa cécité, etc.

 

Vous voulez un exemple ? Parlons de Freud écrivant sur Michel Ange.

 

Dans « Le Moïse de Michel-Ange » (daté de 1914), pris pour fil, Freud note : « Je précise préala­blement qu’en matière d’art, je ne suis pas un connaisseur mais un pro­fane […]. Les œuvres d’art n’en exercent pas moins sur moi un effet puissant […]. J’ai été ainsi amené […] à m’attarder longuement devant elles, et je voulais les ap­préhender à ma manière, c’est-à-dire me rendre compte de ce par quoi elles font effet. » Poin­tons la manière de Freud : En quoi cette œuvre me fait-elle de l’effet ? – tel est son unique angle d’at­taque touchant à l’intime. Autrement dit, c’est Freud qui s’interroge, via cet ef­fet produit par l’œuvre, sur ce qu’il rencontre voire subit. La célèbre sculpture de Michel-Ange est l’œuvre qui, par excellence, l’impressionne radicalement : « aucune œuvre plastique n’a jamais produit sur moi un effet plus intense ». C’est de lui qu’il parle. Il précise qu’il s’intéresse moins « aux qualités formelles et techniques » de l’œuvre, « auxquelles pourtant l’artiste accorde une valeur prioritaire », qu’au « contenu » qu’elle recèle. C’est en cela que Freud peut dire qu’il n’a pas « l’intelligence adéquate » pour les « moyens et maints effets de l’art ». S’intéressant au « contenu », et non aux modalités de l’Ars poetica, Freud suppose interprétable une œuvre. Ce « contenu », c’est « l’intention de l’artiste » : « Mais pourquoi l’intention de l’artiste ne serait-elle pas assignable, formulable en mots, comme n’importe quel autre fait de la vie psychique ? […] Et pour devenir cette intention, il faut bien que je puisse préalablement dégager le sens et le contenu de ce qui est représenté dans l’œuvre d’art, que je puisse donc l’interpréter. » Est-ce ainsi que Freud va procéder dans son texte ? Oui et non. Oui, parce que Freud va, tel un détective, relever les moindres détails de la sculpture et interpréter ce qu’elle inscrit. Non, car il ne questionnera pas la biographie de Michel-Ange, comme il le fit pour Léonard de Vinci, ne relèvera aucun des signifiants ou formations de l’inconscient de l’artiste. Freud, en interprétant l’œuvre, s’interprète lui-même.

 

Devant la statue de Moïse, visible dans l’église Saint-Pierre-aux-Liens à Rome, il avoue : « Combien de fois ai-je gravi l’escalier abrupt qui mène du Cours Cavour […] à la place solitaire sur laquelle se dresse l’église abandon­née, essayant toujours de soutenir le regard dédaigneux et courroucé du hé­ros ; et parfois, je me suis alors faufilé précautionneusement hors de la pénombre de la nef, comme si je faisais moi aussi partie de la populace sur laquelle se darde son œil. » Si Freud étudie, mesure, dessine la statue en la contemplant plu­sieurs heures par jour pendant trois semaines, c’est parce qu’une question le travaille : ce qui le fascine, c’est la façon dont Michel-Ange a traité le grand homme Moïse. « [Michel-Ange] a in­troduit dans la figure de Moïse quelque chose de neuf, de sur­hu­main, et la puissante masse corporelle, la musculature débor­dante de vigueur du personnage ne sont utili­sées que comme moyen d’expression phy­sique de la plus haute prouesse psychique qui soit à la portée d’un humain : l’étouf­fement de sa propre pas­sion au profit et au nom d’une mission à laquelle on s’est consacré ». On voit, à lire Freud, le caractère très personnel, très privé d’une telle « interpréta­tion de la sta­tue ». Ce qui l’aiguillonne est de savoir pourquoi cette statue est pour lui énig­matique. Il dit bien : pour lui. L’interprétation qu’il donne, le re­garde directement : lui, Freud, sera-t-il de la trempe d’un Moïse, ca­pable de faire passer l’aveuglement de sa passion personnelle au second plan pour réaliser sa mission – la psychanalyse ? Son désir de savoir – dont la psycha­nalyse est l’effet – sera-t-il plus fort que son désir de n’en rien vouloir savoir où loge sa passion ?

 

Cet article de Freud de 1914 est là pour attester ce qui fut son choix : faire d’une « mission à laquelle on s’est consacré » un réel incontournable. Freud s’y démontre intraitable. À lire avec attention l’article – qui n’est pas un texte majeur pour autant –, les amoureux de la « psychanalyse appliquée » à la création artistique se devront de relativiser leurs thèses et méthodes pour consentir à cette épreuve : l’œuvre de l’artiste ne laisse pas tranquille le psychanalyste (et au-delà son commentateur, son admirateur, son collectionneur, etc.) – au contraire, elle l’embarrasse, selon le mot de Lacan. Ce dernier n’écrivait-il pas en 1976 à propos de l’écriture de James Joyce : « Mais je n’ai fait encore qu’effleurer ça [Joyce], vu mon embarras quant à l’art, où Freud se baignait non sans malheur » ? Oui, Michel-Ange embarrasse Freud (comme Joyce embarrassera Lacan), le plonge dans une forme de malheur : comment autrement expliquer le temps qu’il passe à aller se planter chaque jour, dans une modeste église, devant une sculpture qui, habituellement, en quelques minutes, satisfait la pulsion scopique de son spectateur qui ensuite se précipite pour voir les innombrables autres chefs-d’œuvre de la Ville éternelle ? Voilà un Freud affecté…

 

 

J.-M. D. : Au tout début de votre ouvrage, vous affirmez que « [l’]auteur est moins la cause que l’effet de son œuvre » (p. 18). Sont-ce donc les livres qui produisent l’écrivain ? Et, le produisent-ils vraiment ou accouchent-ils plutôt de lui ?  

 

H. C. : Le mot accouchement que vous proposez me va parfaitement. Il fait surgir le corps, l’intérieur et l’extérieur, le travail d’expulsion, etc. Le mot production que j’utilise à l’occasion : une œuvre produit son auteur, tire plutôt la démonstration du côté de la logique, chère au structuralisme qui, historiquement, a sorti la littérature, chère aux vieux sorbonnards, qui croyaient à l’intériorité psychologique : l’homme/l’œuvre. Nos formules sortent l’auteur de sa position d’unité psychologique sûr de ses prérogatives qui sait ce qu’il fait, veut et produit. Je propose donc de faire de l’auteur, du créateur une catégorie qui procède de l’œuvre plutôt que d’en être la cause psychologique.

 

Me permettez-vous de préciser ? Voici : mon S.K.beau, le livre, dénude une psychanalyse impliquée, comme vous l’avez rappelé. Comment l’entendre ? Que dit Lacan lorsqu’il commente, en 1965, Le Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras ? Une règle de méthode (oui, de méthode) s’y dénude : « Ce n’est pas là un madrigal, mais une borne de méthode, que j’entends ici affirmer dans sa valeur positive et négative. [...] [il y a]ce qu’il faut bien désigner par son nom : la goujaterie, disons le pédantisme d’une certaine psychanalyse. [...]celle par exemple d’attribuer la technique avouée d’un auteur à quelque névrose : goujaterie, et de le démontrer comme l’adoption explicite des mécanismes qui en font l’édifice inconscient : sottise. » Ainsi M. Duras avouera à Lacan ne pas savoir « dans toute son œuvre d’où Lol lui vient ». Une conclusion de méthode s’en déduit : « se rappeler avec Freud qu’en sa matière, l’artiste toujours le précède et qu’il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie. C’est précisément ce que je reconnais dans le ravissement de Lol V. Stein, où Marguerite Duras s’avère savoir sans moi ce que j’enseigne ». La psychanalyse n’est pas inarticulable à la littérature (et à la création en général), mais elle doit l’être de façon nouvelle. Autrement dit, que sait l’artiste de ce que la psychanalyse enseigne ?

 

Je propose, pour répondre à cette exigence, un nouage de l’œuvre et du sujet créateur autrement construit. L’écriture est une réponse et la référence au pourquoi exclut une psychologie réductrice qui l’assimile à la volonté consciente, à l’opinion voulue, au pouvoir du moi souverain. De même, je m’éloigne d’une œuvre désincarnée interrogée comme sans sujet – sans désir, sans corps vivant. Cependant, dans ce nouage, la psychanalyse y est impliquée. Ce n’est pas, ici, la psychanalyse qui (autoritairement) convoque les artistes – Écrivains, vos papiers ! C’est l’inverse : il y a dans le travail des artistes un savoir – généralement insu d’eux-mêmes – qui implique la psychanalyse. Cette dernière se trouve mise à la question – « l’énigme étant de son côté », comme écrit Lacan dans « Lituraterre ». Accepter que la psychanalyse y soit impliquée, c’est en tirer des conséquences. La psychanalyse impliquée oblige à une rigoureuse politique des conséquences – soit que les artifices des semblants et les constructions de simulacres ne peuvent faire l’économie d’un réel à l’œuvre. Ce réel est cause. Mots, images, concepts en sont des traitements. Quels sont-ils ? Quelle logique y préside ? Quels résultats sont obtenus ? Et quelles impasses, quels ratages ? Quels effets écrire (ou montrer) ont-ils sur les créateurs eux-mêmes ? Le savoir de l’artiste touche précisément à ce réel de la cause – il en est sa doublure, son envers, son intime (et son extime !). Dans ce même texte sur Duras, Lacan ajoute une balise : récupérer l’objet par son art, tel est le travail de l’artiste – sa sublimation. C’est en cela que l’œuvre porte un pouvoir d’enseignement et qu’en place d’objet a, elle trouve son tranchant. Ainsi va la production, ou mieux l’accouchement, de l’auteur par l’œuvre…

 

 

J.-M. D. : Si, comme vous l’écrivez, il y a « au cœur du Beau (du vrai, du bon, du parfait, du sublime…) toujours ce S.K. énigmatique, hors sens » (p. 26). Ce « point »,– et quitte à être outrancier ou « hors cadre » je dirais : cette escarre –, ce point et/ou cette escarre relèvent-ils d’une faille dans le signifiant ? Manifeste-t-elle une pression du réel sur la langue ? Ou d’une taie dans la vision ?

 

H. C. : Votre question touche, avec justesse, à l’architecture conceptuelle du livre, soit les moyens (ou les outils) que je prends pour aborder les créations des artistes. Il faut donc préciser en quoi la référence à l’S.K.beau fait rupture chez Lacan à la fin de son enseignement (années 1970-1980). Je vais m’efforcer de le dire le plus simplement possible sans araser pour autant les difficultés actualisées par cette subversion que l’escabeau réalise quant à la théorie de la sublimation.

 

Effectivement, il faut définir la sublimation rigoureusement et la sortir de l’imagerie dans laquelle on la confine bien souvent (y compris dans les textes psychanalytiques). Dix ans après son article sur Duras, quatre ans après « Lituraterre » et ses formules magistrales, Lacan repense à nouveau la sublimation. Pour marquer cette rupture, il invente un mot nouveau qui relègue celui de sublimation au temps d’avant et en rendra l’utilisation dans le lexique difficile. La rupture est devenue subversion dans l’épistémé. Le mot « S.K.beau » (à lire : escabeau) est donc inventé en 1975 par Lacan pour qualifier l’esthétique de James Joyce. Dans L’Éthique de la psychanalyse, en 1959-1960, Lacan avait donné́ une théorie complète de la sublimation qu’une affirmation résume : « elle élève un objet [...] à la dignité́ de la Chose ». Cette Chose qui traduit das Ding freudienne est « cette réalité́ muette [...] – à savoir la réalité qui commande, qui ordonne ». La sublimation est une élévation, comme dit Jacques-Alain Miller – une Aufhebung. La passion dans l’amour courtois l’illustre à merveille. Au cœur de cet amour, il y a la place toujours vide de das Ding – la dame des pensées, inaccessible, y étant élevée à la dignité de la Chose.

 

Le mot « S.K.beau », avec sa typographie étonnante, dénude ce réel auquel l’artiste se confronte et que les sublimations possibles voilent : au cœur du Beau (du vrai, du bon, du parfait, du sublime...), toujours ce S.K. énigmatique, hors sens. Voici le bougé entre 1960 et 1975. La Chose est présentée comme une sphère fermée, close sur elle-même, pur silence – la sphère céleste et Dieu ne sont pas loin. L’escabeau, lui, est beaucoup plus modeste – on s’y hisse mais pas bien haut ! Il est plutôt bricolé et relève du tordu et non du droit ou du rond. Ce n’est pas une métaphore mais une différence quant à la structure : « le réel du droit, c’est le tordu, [...] le tordu l’emporte sur le droit, [...] le droit n’est qu’une espèce du tordu ». L’escabeau est le réel de la sphère, affirme Lacan : « Je dis ça pour m’en faire un, et justement d’y faire déchoir la sphère, jusqu’ici indétrônable dans son suprême d’escabeau. Ce pourquoi je démontre que l’S.K.beau est premier parce qu’il préside à la production de sphère. » En 1960, la sublimation est montée vers les cieux ; en 1975, les cieux déchoient – un réel est dénudé́ ouvrant à un usage.

 

Mais ce n’est pas tout. Et l’ajout qui suit permet justement de saisir ce passage de la doctrine analytique au psychanalyste dans sa fonction issue de sa pratique. Le corps des sujets parlants y est engagé́. Comment ? « L’S.K.beau c’est ce que conditionne chez l’homme le fait qu’il vit de l’être (= qu’il vide l’être) autant qu’il a – son corps : il ne l’a d’ailleurs qu’à partir de là. » Dans les années 1960, le symptôme freudien est, pour Lacan, vérité́ – il est métaphore. Avec l’escabeau, le sinthome devient « événement de corps ».Voilà des balises robustes tirées de la fin de l’enseignement lacanien. Si le corps est engagé, alors le psychanalyste est sollicité… Mon livre se propose d’en tirer quelques conséquences... L’embarras est un « événement de corps » !

 

 

J.-M. D. : Si en vous lisant je vous ai bien suivi, j’en suis venu à me demander si, pour vous, la littérature et son écriture ne se déploient pas selon deux versants, celui de Rousseau (lequel pose « d’emblée l’interlocution avec l’Autre comme lecteur ») et celui de Joyce (qui, lui, mobilise « l’inintelligible de la lettre en tant qu’index d’une expérience énigmatique de jouissance Autre », p. 64-65). Est-ce que je caricature votre argumentation, est-ce que je la schématise ?

 

H. C. : Absolument pas ! Oui, Rousseau est à mettre en tension avec Joyce. Est-ce suffisant de le formuler ainsi ? Il ne faudrait pas croire que Rousseau ne rencontre pas cette énigmatique jouissance, qui plus est alimentée par sa paranoïa grandissante. Mais à elle, il fait réponse par la clarté de l’écriture. Joyce, lui, la met en scène refusant une transcription limpide. Il donne en procédant ainsi, comme il se plaisait à le dire, du travail aux universitaires à venir pour de nombreuses années. Joyce comme énigme de ses commentateurs !

 

Je vous propose un pas de côté où la question se dénude autrement. Je prendrai un fragment clinique venu de ma pratique de psychanalyste. Il s’agit du cas d’un intellectuel, prénommé Mathias, dont la cure le conduisit inexorablement à l’écriture jusqu’au point où justement s’acta le fait qu’il ne serait pas un… écrivain. Comment ? Voici brièvement.

 

Mathias, cet analysant d’une quarantaine d’années, découvrit, par hasard (!), dans Les Larmes d’Éros de Georges Bataille, paru chez Losfeld, une drôle d’illustration. Il s’agit de la célèbre fresque de Pompéi (Villa des Mystères) : La Femme flagellée et la danse. D’emblée, il « reconnut » la femme à genoux, les cheveux défaits, qui reçoit les coups sur son dos nu. Il y décrypta les traits de sa mère et aussitôt le scénario se déplia : une violence s’exerce sur elle. Épouvanté, il assiste à la scène. Il rédige un petit texte dans l’après-coup de cette rencontre avec la fresque : « Un jour j’ai trouvé une image. À la voir, illico j’ai su que c’était cette image que les mots attendaient, que déjà ils la disaient fragments par fragments. L’image fit mouche. Elle donnait à voir non pas ce que les mots n’auraient pu dire (Ce que tu ne peux dire, montre-le !). Elle donnait à voir ce à partir de quoi les mots auraient à dire. J’écrirai non pour dire cette scène, mais j’écrirai à cause de cette scène. L’image disait ce pourquoi je tentais d’écrire. Elle disait pourquoi je n’y arrivais pas. »

 

Mathias poursuit : « Le plus terrible est ici – pendant des mois, je n’ai pas voulu le dire, le reconnaître, lui donner son nom – : d’emblée, j’ai reconnu la flagellée. Le détail du nez m’y a conduit. J’ai vu, sur cette fresque, le visage de ma mère jeune. J’avais vu son visage déjà sur des photos des années quarante. » Ces photos lui étaient insupportables : « Je les ai vues, dit-il, à chaque occasion, avec la chair de poule. »

 

Que s’est-il passé ? Les scènes de ces photos des années quarante étaient anodines. La fresque de Pompéi, non. La fresque lui fait voir l’envers de chacune de ces photos de sa mère. L’enjeu d’écrire se loge dans cette scène. Il le dit explicitement : « Je sais comment il faut faire : entrer dans ce théâtre et plonger, malgré ma main malhabile, la pointe du stylo sur les traces de cette flagellation. Il me faudrait suivre, à la trace, ces calligraphies de sang, ces empreintes des coups du fouet. Le corps abîmé, rougi, sera ma table de travail. Là, et seulement là, j’écrirai. »

 

Mathias voulait savoir : il se fit le Champollion de ces surfaces des souffrances – de sa souffrance. Il le précise : « Ajouter de la souffrance encore à celles que la mère subit, me déchire. Je n’y arrive pas. Ma main tombe, j’ai sommeil. Ne pas écrire, rester à distance, laisser ce théâtre inviolé, c’est demeurer spectateur de ce monde enfermé – celui de ma mère – et y errer sans avenir, hagard, l’esprit désert et idiot. Ou sa souffrance, encore (et mon déchirement), ou mon idiotie cyclique, à jamais. Pas d’issue. »

 

Par cette scène, où se crée le rapport de jouissance de Mathias à l’écriture, concomitamment, se saisit pourquoi il lui fallait écrire (mettre des mots sur ce qui l’aveuglait comme écriture) et pourquoi ce ne fut jamais possible (se faire le tortionnaire de la mère tant aimée). Ce théâtre est une véridique bande de Möbius. Y être acteur, c’est-à-dire écrivain recueillant les traces calligraphiées d’une punition qu’un fouet inscrit, ou y demeurer pur regard prisonnier, paralysé et bête, est du pareil au même : le monde de l’enfermement de Mathias était le nom de sa mère. Il note encore : « Je n’arrive pas à écrire, car déjà c’était écrit, sur son dos, ses reins, ses muscles, sa peau blanche et veinée. Écrire ne serait que copier ces lettres de sang tracées par les coups redoublés et invisibles. Mathias, écrivain. Non !, copieur – déchiffreur d’une mère flagellée, oui ! Éternellement flagellée par un danger sans nom. »

 

Le J’écris auquel il aspirait se retournait en un Je suis regardé par une violence exercée sur la mère dont il pouvait être l’agent. Mathias demeurait interdit face à cette scène de l’écriture où se chiffrait inconsciemment sa propre jouissance de violence. Son stylo aurait été stylet de torture. Mots et images se séparèrent. Le projet (purement imaginaire) d’être écrivain tomba – la bêtise avec. Généralement, la scène de l’écriture met en scène justement comment l’écriture devient possible et commence à produire ses premiers résultats tangibles (publiés ou non) ; ici, la scène de l’écriture fixe un interdit qui fit de Mathias un non-écrivain. Ici, dans cette scène que la fresque fige et qu’un récit (le discours dont s’assure le psychanalysant) anime, loge cet « abjet » dont Lacan précise qu’il est « l’(a)cause première » du désir.

 

En 1967, dans un entretien à la télévision interrogé par Marguerite Duras, Raymond Queneau rapporte, dans un style goguenard, ce qu’est un écrivain et distingue l’amateur du professionnel. À la question de l’âge auquel un écrivain commence à écrire, il répond (c’est impayable !) : un écrivain écrit tôt – sept, huit, dix ans… Et à cinquante lorsqu’un amateur, par exemple un notaire de la Dordogne, écrit pour la première fois un roman ? C’est pathologique, répond-il prince-sans-rire à peine retenu. Sans le savoir, Mathias avait fait de ce dialogue Queneau/Duras, une boussole lui évitant ce pathologique-là !

 

 

J.-M. D. : Les séquences de votre livre où il est question de Diane et d’Actéon, de Médée et de Jason, celles où vous examinez les livres et pièces de théâtre d’Ovide, de Sénèque et d’Euripide, où ses personnages s’affrontent, ces pages m’ont passionné car elles condensent ce que, selon vous, la psychanalyse lacanienne est en position de dire des femmes, du féminin, de la féminité. Et puis, au sujet de Barbey d’Aurevilly et de sa nouvelle Le Plus Bel Amour de Don Juan, vous proclamez que « [l’]inconscient forclôt le signifiant de La femme » (p. 77). Cette assertion survient après le rappel de la nécessité « de sortir et de l’évidence anatomique justifiée par la loi naturelle que ponctue la Genèse […] et des définitions socio-historiques des rôles et des comportements imposés par les mentalités ». Et vous n’hésitez pas à ajouter que cette « distance » affecte aussi les « apports des Gender studies qui construisent hommes et femmes dans des rapports de pouvoir où priment un maître et une dominée, un vainqueur et une vaincue » (p. 76). Même si c’est une gageure en quelques mots, pourriez-vous dérouler comment,– du point de vue de la psychanalyse lacanienne laquelle postule que « [d]ans la rencontre, une femme est du côté de l’Autre et non du côté de l’Un » (p. 77) –, vous définiriez la féminité ? Maintiendriez-vous, comme Lacan, que « La femme n’existe pas », je suppose que oui ? Et si oui, ne craigniez-vous pas qu’aujourd’hui très peu, des femmes et des hommes, vous entendent lorsque vous suggérez qu’« une femme est réelle c’est-à-dire sans loi, sans signifiant qui l’épingle » (p. 80) ? 

 

HC. : Je vois que vous soulevez, dans des affirmations que je reprends de Lacan, la possibilité d’une polémique où je serais aussitôt classé parmi les réactionnaires qui essentialisent la femme. Attention : il faut distinguer La Femme et les femmes. La Femme concerne chaque être parlant. Comment le déplier en évitant le plaidoyer pro domo ? La Femme est un signifiant (couplée à la logique)… Allons bon ! Mais comment ? Pour éviter d’en passer par la logique formelle, j’en passerai par le mythe. En l’occurrence celui célèbre de Diane et Actéon dont je parle dans le livre via Les Métamorphose du poète latin Ovide.

 

Entrons dans le récit du mythe. Nous le déplierons, réduit en son cœur à ce fantasme de fascination, à l’aune d’une thèse construite par Lacan dans son Séminaire Encore du 13 mars 1973 : « La question est en effet de savoir, dans ce qui constitue la jouissance féminine pour autant qu’elle n’est pas toute occupée de l’homme, et même [...] que comme telle elle ne l’est pas du tout, la question est de savoir ce qu’il en est de son savoir. » Cette thèse se complète d’une autre formulation de Lacan faisant référence justement à l’Antiquité́ et à l’Autre divin : « C’est en tant que sa jouissance est radicalement Autre que la femme a davantage rapport à Dieu que tout ce qui a pu se dire dans la spéculation antique en suivant la voie de ce qui ne s’articule manifestement que comme le bien de l’homme. » À cette question, le mythe de Diane et Actéon fait réponse emblématique sur le mode du fantasme. Actéon-le-fantasme, devrait-on dire. Comme l’on dit Joyce-le-sinthome, Rousseau-le-symbole ou Poe-la-lettre.

 

Notre lecture est en quatre scansions :

Premièrement : la rencontre (tuché) de la jouissance féminine, au sujet qui veut se l’approprier – lui donner consistance, nom et forme –, réserve une surprise « inassimilable » ; en tant que sujet, il est aboli, dépassé́, laissé « entre une pure absence et une pure sensibilité́ ».

Deuxièmement : le savoir du sujet ne peut prendre dans ses rets le savoir de ce qui constitue la jouissance féminine.

Troisièmement : à s’acharner à cette prise par le savoir, le sujet – telle est la monstration du mythe – sera métamorphosé́ en objet. Cette présence de l’objet gravant l’armature de la fenêtre du fantasme.

Quatrièmement : le mythe épure les deux valences de l’objet qu’est devenu Actéon. L’objet, condensateur de jouissance, est bouchon de la faille dans le signifiant : c’est Actéon-regard. Et l’objet comme déchet qui chute, se détache : c’est Actéon en morceaux – corps animal mis en pièces. C’est Actéon castré. Soit d’un côté le plus-de-jouir incluant l’agalma phallique : le regard ; de l’autre, le bout de chair bon à croquer par les chiens.

 

Posons mieux l’articulation de cette architecture théorique.

D’abord l’Un : quant au sexe, dans l’Autre, rien ne répond à ces deux signifiants sous lesquels se rangent les parlêtres : homme, femme. Rien ne répond sinon ce signifiant, sans pair, qu’est le phallus. Il y a primat du phallus pour les deux sexes – c’est-à-dire que l’inconscient n’écrit pas, quant à la jouissance, la différence sexuelle. À ce titre, la jouissance dite sexuelle relève d’une logique de l’Un phallique et n’unit pas l’homme à sa partenaire. Ce Un phallique, Actéon le présentifie jusqu’à la caricature. Ovide dit sa puissance guerrière – Mons erat infectus variarum caede ferarum. Une version de la légende ne le présente-t-elle pas comme rivalisant avec Diane et tentant même de la surpasser à la chasse ? Actéon présentifie le Un aphligé, voire écrasé́ par le semblant phallique. Lacan précise : « Du fait qu’il est, si je puis dire, aphligé... à écrire comme ça... aphligé réellement d’un phallus qui est ce qui lui barre la jouissance du corps de l’Autre. Il lui faudrait un Autre de l’Autre pour que le corps de l’Autre ne soit pas pour le sien du semblant, pour qu’il ne soit pas si diffèrent des animaux, que de ne pouvoir, comme tous les animaux sexués, faire de la femelle le Dieu de sa vie. » Actéon c’est l’Un-tout-seul encombré de l’Un-en- plus qu’est le phallus.

 

Après l’Un, l’Autre. Ce trou réel dans l’Autre amène à interroger le statut de ce hors-langage du « sexe corporel de la femme » et son efficience subjective. Ce sera notamment l’apport du Séminaire Encore de poser ce trou réel comme délimitant, en creux, l’Autre sexe. « L’Autre dans mon langage, dit Lacan, cela ne peut donc être que l’Autre sexe » – le sexe en tant qu’Autre absolu du signifiant. C’est l’Autre en tant qu’il aurait consistance réelle au-delà̀ de sa dimension de langage. C’est l’Autre qui s’incarnerait comme sexué. La Femme sera le nom de cette jouissance réelle faisant recel et que le sujet du signifiant, aphligé du phallus, ne peut évoquer que sur le mode de son défaut : castration – « Il n’y a de femme qu’exclue par la nature des choses qui est la nature des mots. » Ce qui implique que La femme n’existe pas. Structuralement, Diane, dans le mythe, présentifie cette faille dans l’Autre signifiant. Elle est ce personnage par excellence qui se refuse, qui dit non au désir de l’Autre qui souhaite les mots de la rencontre : elle vit seule au milieu de ses nymphes. Elle est et sera celle qui, dans le savoir des mortels, s’inscrit comme absente : trou réel. Elle est vierge absolument. Diane c’est l’Autre-au-delà. Bref, le féminin indique un pas tout phallique (procédant de l’universel) ! « Faille dans le signifiant », disiez-vous dans l’une de vos questions. C’est absolument cela !

 

J’espère que ce serrage théorique sortira, au moins un peu, ma réflexion de l’imagerie des rôles sociaux hommes/femmes et de l’impasse de l’essentialisation du féminin (qui est à proscrire).

 

 

J.-M. D : Par le support du fantasme et le vecteur de l’imagination, l’écriture peut, sous certaines conditions, entrevoir le réel ou du moins des « bouts » de celui- ci. Si, chez Klossowski, cet effort participe d’« un travail d’exorcisme au nom d’une démonologie » (p. 147), d’une manière plus générale vous semblez considérer que la littérature relève de la trace de son « ab-sens ». Mais ce n’est pas un jeu, ou alors c’est un jeu dangereux, non ? Je m’explique : vous notez (au terme d’un article sur Jean Genet), qu’« avec le réel sans ordre ni loi, personne ne peut faire ami-ami » (p. 181). À la différence des littérateurs, les écrivains ne se mettent-ils pas en péril, au fil de l’écriture, comme s’ils se juchaient sur la lame d’un couteau ? Et ce, parce qu’écrire, c’est mettre en œuvre une opération de pensée dans laquelle « le sans-pourquoi devient une histoire avec ses réponses et sa dialectique» (p. 217) ?

 

H.C. : La façon dont vous introduisez l’écriture me ravit. Vous citez Klossowski, sur lequel j’ai beaucoup écrit (au grand dam de mes amies notamment qui n’y voient qu’un sale obsédé, un minable pervers !), et Genet – le grand Jean Genet. Je rebondis sur ce dernier avec une affirmation que peut-être vous récuserez. Mais n’étant pas de profession spécialiste de littérature, je me permets quelques « provocations » dans mon commentaire. Voici mon affirmation : la littérature, c’est le mal. Acceptez-vous que je la déplie au moins chez Genet ? Voici. Il me faut un support. Ce sera L’Enfant criminel.

 

Première citation : « Que l’on veuille bien comprendre, et l’excuser, mon émotion, quand je dois exposer une aventure qui fut aussi la mienne. Au mystère que vous êtes il me faut opposer, et le dévoiler, le mystère des bagnes d’enfants. »

 

Deuxième citation : « L’enfant criminel, c’est celui qui a forcé une porte donnant sur un endroit défendu. Il veut que cette porte ouvre sur le plus beau paysage du monde : il exige que le bagne qu’il a mérité soit féroce. Digne enfin du mal qu’il s’est donné pour le conquérir. »

 

L’Enfant criminel, dont ces citations sont tirées, est un très court texte de Jean Genet daté de 1948. Il devait être lu, par Genet lui-même, à la Radiodiffusion française dans l’une de ses émissions – « Carte blanche ». La retransmission n’eut jamais lieu. Disons-le net : L’Enfant criminel n’est pas l’un des meilleurs écrits du poète. Il n’atteint pas à la rigueur, par exemple, de L’Atelier d’Alberto Giacometti, ni du Funambule. On n’y trouve pas reprise cette référence à une mort d’avant la vie qui permet à la vie (la banale vie) d’être ce qu’elle est. On y trouve, par contre, un long plaidoyer qui prend la forme d’un dialogue. Genet s’adresse à ses lecteurs. Il choisit d’être du côté de ce « nous » des enfants criminels, de ne jamais pactiser avec les lecteurs comme garants de l’ordre et du bien. Les lecteurs, ce sont « vous ». Et les « nous », les enfants criminels, eux, ne lisent pas. Il n’atteint pas non plus au lyrisme du Miracle de la rose ou du Journal du voleur. Pour cela, il y aurait fallu les longues phrases qui déploient la pourpre des descriptions religieuses où la montée à l’échafaud est une nouvelle élévation vers Dieu. L’Enfant criminel suggère le lyrisme comme seule façon de dire le crime commis par l’enfant, mais c’est dans d’autres textes qu’il trouvera sa puissance et sa réalisation. « En effet, écrit notre poète,je ne connais d’autre critère de la beauté d’un acte, d’un objet ou d’un être, que le chant qu’il suscite en moi, et que je traduis par des mots afin de vous le communiquer : c’est le lyrisme. »

 

Il y a un paradoxe à commenter ce texte. Voilà un texte qui ne veut pas le bien des enfants, mais leur mal en tant que ce mal, ils auront à l’incarner, à le répandre. L’enfant criminel est un guerrier. Il lutte contre la société du bien, du bon, du vrai. « Ces cruautés devaient naître et se développer nécessairement de l’ardeur des enfants pour le mal. (Le mal : nous entendons bien cette volonté, cette audace de poursuivre un destin contraire à toutes les règles). »

 

La question essentielle n’est pas de savoir ce que dit Genet. Cela pourrait se résumer en une phrase : « je veux insulter […] les insulteurs ». Chacun ensuite trouverait sa voie. Le provocateur assagi rirait sous cape du bon tour du poète, le sérieux jouerait de la nosographie psychiatrique : ah, les délinquants ou les pervers ou les fous !, le cynique besogneux commenterait ligne à ligne en évaluant la valeur des propositions, etc. Dans tous les cas s’oublie ceci où loge d’abord l’intérêt de lire Genet : comment lire Genet, justement ?

 

L’Enfant criminel est un texte romanesque (une esquisse). Il est devenu courant – y compris dans le milieu psychanalytique – de considérer les premiers romans de Jean Genet, écrits entre 1942 et 1947, comme l’écriture flamboyante de son homosexualité masochiste. À ce titre, ses cinq romans, auxquels s’ajoutent des poèmes et deux pièces de théâtre : Haute surveillance et Les Bonnes, illustreraient à merveille les formes viriles de la père-version homosexuelle. Les récits autobiographiques montreraient un Genet dandy et esthète, passionné par la pompe des mises en scènes phalliques où le sexe des hommes s’inscrit dans une pure religion du mal. L’Enfant criminel s’inscrirait dans ce contexte. À choisir pour référence l’histoire des lettres, cette formulation, quoique courte, n’est pas fausse. Elle comporte néanmoins deux limites de taille :

 

D’abord, elle crée une linéarité continuiste dans l’œuvre avec implicitement l’idée d’une progression. Le théâtre de Genet serait « supérieur » à ses romans parce qu’il y renoncerait au culte phallique pour faire voler en éclats, soit par la farce : c’est Le Balcon, soit par le trou insaisissable de l’irreprésentable : ce sont Les Paravents, les semblants en place. C’est l’abandon de l’homosexualité masochiste toute particulière qui tomberait au profit de l’universalité de ses thèmes théâtraux.

 

D’autre part, elle introduit une moralisation de l’œuvre qui poussera certains commentateurs jusqu’à confondre le cheminement de Genet avec le trajet d’une psychanalyse. De l’imaginaire, passage au symbolique puis au réel du sans-nom mis en position de cause. Genet, le sujet Genet, est lu à l’aune clinique d’une avancée privée linéaire et progressive.

 

À la linéarité de l’œuvre fait pendant, en tant qu’elle en constitue le ressort explicatif, la linéarité de la subjectivité du sujet Genet.

 

Optons pour une autre piste – loin de la République des lettres. Elle ne s’opposera pas, point par point, à la précédente. Oui, Jean est un homosexuel masochiste et passif. Oui, Jean est fasciné par une image du mal où s’élabore une glorification de la trahison. Mais Jean n’épuise pas Genet. La position intime de Jean laisse intact le travail de la lettre à l’œuvre chez Genet. Or, c’est par ses mots que Genet fait irruption dans la création littéraire des années 1940, nullement par ses frasques de voleur maladroit et de petite frappe.

 

Genet n’écrit pas le mal, il écrit à partir du mal. « Mais surtout quand on entreprend d’accomplir le Bien – notons que je distingue très vite le Bien du Mal, mais qu’en fait ce sont des catégories que vous seuls pouvez distinguer après-coup ; toutefois, c’est encore à vous que je m’adresse, je vous accorde cette politesse – si l’on entreprend, dis-je d’accomplir le Bien, on sait où l’on va et que c’est le Bien, et que la sanction sera bénéfique. Quand c’est le Mal, on ne sait pas encore de quoi l’on parle. Mais je sais qu’il est le seul à pouvoir susciter sous ma plume l’enthousiasme verbal, signe ici, de l’adhésion de mon cœur. »

 

Lorsque Genet écrit : « Quant à moi, j’ai choisi : je serai du côté du crime. Et j’aiderai les enfants non à regagner vos maisons, vos usines, vos écoles, vos lois et vos sacrements, mais à les violer », il serait naïf d’oublier que c’est l’enjeu de l’écriture que dévoile Genet. Écrire c’est écrire à partir du mal. À ce titre le lecteur, comme catégorie de la fiction, devient non pas le double du poète, mais ce qui, dans la langue, incarne le bien. Voilà où nous porte ce petit texte : écrire pour Genet c’est démantibuler le Bien de la langue pour lui faire rendre gorge. Telle est la nouvelle définition du Mal : un combat avec la langue – la langue même. Le reste n’est que baliverne ! L’enfant criminel c’est la littérature. Le crime c’est l’écriture, le fait même d’écrire.

 

 

J.-M. D. : En vous lisant, j’ai eu le sentiment que vous appréhendiez l’amour comme une exaltation particulière, singulière, une exaltation furieuse, c’est le mot qui me vient pour la caractériser. C’est ce que vous rassemblez à propos de Jean-Jacques Rousseau qui m’inspire ce qualificatif : « Il est exalté par ce qu’il porte en lui, par ce qu’il est dans sa dégradation même, par ce qu’il a d’unique » (p. 64). Et puis, dans un autre texte où vous réfléchissez,– à partir de cette pièce « sans queue ni tête » (p. 109) de Pablo Picasso, Le Désir attrapé par la queue (1941) –, à ce pour quoi la poésie intéresse la psychanalyse, vous posez que l’absence de rapport sexuel n’a pas pour corollaire qu’il n’y ait pas de rapport au sexe et que, dans ces conditions, votre expérience clinique vous amène à « déplier dans chaque cas ce qui supplée à l’inexistence du rapport sexuel », dans le cadre de « deux modes distincts de se sexualiser, selon que le sujet se place sous le signifiant homme ou sous le signifiant femme » (p. 110-111). Puis-je alors comprendre, si vous me permettez de gauchir la lettre de votre texte, que l’amour est une des suppléances furieuses de l’inexistence du rapport sexuel ?

 

H. C. : « L’amour est l’une des suppléances furieuses de l’inexistence du rapport sexuel », dites-vous. Mais oui, la formule tirée de Lacan est impériale ! Et l’adjectif « furieuses » me ravit. Vous voulez un exemple ô combien littéraire ? Un bel exemple se trouve lorsque en parlant de Marguerite Duras, Lacan convoque Marguerite de Navarre et son Heptaméron. Le lecteur sera, je crois, intéressé par ce que Lacan en dit.

 

L’amour, qui est le thème principal de L’Heptaméron, est marqué du sceau de l’impossible. Cet « amour impossible » n’est pas à rapporter à une quelconque difficulté dans la réalisation ou la non-réalisation sexuelles mais à une façon d’aimer. L’amour courtois des XIe et XIIe siècles a été une « scolastique de l’amour malheureux », comme dit Lacan qui en livre le ressort : « ce que demande l’homme, ce qu’il ne peut faire que demander, c’est d’être privé de quelque chose de réel. Cette place […] [c’est] la vacuole ». Au cœur de cet amour, il y a la place toujours vide de das Ding qui fait de la passion courtoise une des formes les plus accomplies de la sublimation de l’objet sexuel. La dame des pensées, inaccessible, y est élevée à la dignité de la Chose. On a voulu voir dans l’amour courtois une fiction. Lacan dit : c’est une « convention technique », soit un procédé littéraire. Par la fiction, notamment romanesque, la littérature qui a suivi la poésie courtoise, au contraire, a voulu masquer « le déficit […] de la promiscuité du mariage ». Quel est ce déficit ? Que le mariage, qui autorise et légitime la rencontre des corps sexués, laisse intact l’impossible du rapport sexuel. Cet impossible que l’amour courtois porta à son incandescence : « C’est une façon tout à fait raffinée de suppléer à l’absence de rapport sexuel, en feignant que c’est nous qui y mettons obstacle. » Justement L’Heptaméron n’est pas une « momerie » et garde le « sérieux » de la poésie des troubadours parce qu’il laisse visible ce déficit. Qui ne veut voir dans L’Heptaméron que des histoires galantes se trompe. C’est à ce titre que nous pouvons y faire retour en dégageant le sérieux de l’amour – soit le réel spécifique qu’il indexe.

 

Une scène l’illustre à merveille dans la nouvelle X. Que raconte-t-elle ? La comtesse d’Arande, veuve, a un fils et une fille de douze ans, Florinde. Au château du Viceroy de Cathelongne, lors d’une réception, un beau jeune homme de dix-huit ans, Amadour, « digne de gouverner une republicque », beau parleur, guerrier courageux, tombe aussitôt sous le charme de Florinde – un regard suffit. À peine l’a-t-il vue qu’il décide d’y vouer toute sa vie amoureuse. Le coup de foudre immédiat n’exclut pas le calcul concret à long terme : il ne peut encore la posséder sexuellement (elle est d’une famille de haute noblesse et trop jeune), mais il attendra et elle sera à lui. Amadour, investi des attributs phalliques chers à la Renaissance, s’en tient à son projet sans ambages ; il repère l’enjeu, il décide, il agit.

 

Passons sur les méandres du récit pour en venir à ceci : Amadour a épousé Aventurade la servante absolument dévouée de la comtesse dont elle est la confidente. Par elle, il vit par procuration auprès de son amour : un trio est constitué. À une occasion, Florinde est prête à succomber en donnant son corps lorsqu’une nouvelle tombe : le roi appelle le chevalier d’urgence. Aventurade, en l’apprenant, s’évanouit, tombe et meurt de sa blessure. Le trio est rompu : Amadour ne pourra plus voir Florinde et celle-ci perd sa consolation. Il fallait le tiers terme incarné par Aventurade, l’épouse, pour qu’amour et désir se déploient. Lacan le dit : « le désir soutient à l’objet qui le cause ». La raison en est « la relation de structure » qui détermine la place de l’Autre.

 

Voilà la dernière tentative d’Amadour qui sera sa chute finale. Il parvient, grâce à des mensonges, à voir Florinde seule, une nuit. Pressentant le danger, elle se mutile atrocement le visage avec une pierre avant son arrivée pensant que sa beauté perdue arrêterait son soupirant. Rien n’y parvient sauf que Florinde crie et appelle sa mère qui arrive. Amadour s’écarte de sa bien-aimée, invente une histoire et se tire d’affaire. Marguerite note la lâcheté du chevalier. La fin de la nouvelle est plus conventionnelle. Le jeune comte d’Arande gravement blessé. Amadour, plutôt que d’être fait prisonnier des Maures, se donne la mort avec son épée. Florinde, veuve, se retire au couvent : « Ainsy tourna toutes ses affections à aymer Dieu si parfaictement, que après avoir vescu longuement religieuse, luy rendit son ame en telle joye, que l’espouse a d’aller veoir son espoux », si vous m’autorisez à citer les mots du français de la Renaissance.

 

La démonstration est faite : la réalisation sexuelle doit être suspendue pour que cet amour demeure vide logeant en son centre la Chose – l’amour pour Dieu que choisit Florinde en étant une des formes vives. Le réel du « déficit de la promiscuité du mariage » est maintenu. La haine d’Amadour qui surgit, in fine, n’est que la forme inverse négativée de son amour absolu, condamnée à perdre ce qu’elle vise : posséder le corps de la dame. L’interdit est vérifié. Comme l’écrit Lacan : « Et l’aventure exemplaire qui fait se vouer jusqu’à la mort l’Amador de la nouvelle X, qui n’est pas un enfant de chœur, à un amour, pas du tout platonique pour être un amour impossible ». À ce titre, Marguerite de Navarre célèbre « les noces taciturnes de la vie vide avec l’objet indescriptible » – exactement comme Marguerite Duras y est parvenue, elle aussi, quatre siècles plus tard, dans son Ravissement !

 

Votre proposition quant à la suppléance, « furieuse », de l’amour en est vérifiée.

 

 

J.-M. D. : Boulgakov vous autorise, au sein des écrivains, à distinguer les poètes : si le président Schreber, dont le récit Mémoires d’un névropathe a été commenté par Freud, est un écrivain, c’est du côté de Jean de la Croix, Nerval ou Proust qu’on trouve les poètes. Ce tri renvoie chez vous à une « définition extensive » de la poésie basée sur l’écriture, et non plus sur le signifiant. Vous savez que je suis de celles et de ceux qui, dans la lecture (professionnelle ou pas) des textes comme dans leurs essais d’écriture, n’oublient pas une définition de la littérature à laquelle dans notre jeunesse nous étions beaucoup à applaudir, en l’occurrence celle qu’avez esquissée Louis Althusser, dans un article visant à cerner l’impensé de Jean-Jacques Rousseau : la littérature comme l’Autre de la théorie. M’accorderez-vous de dire, avec un peu de force, que la littérature – quand elle sort des sentiers battus de sa fabrication et qu’elle opte pour une démarche de création et de production, quand elle n’est pas assujettie au discours et à la communication, quand elle n’est pas esclave du témoignage et du ressassement spectaculaires et nombrilistes – chiffre « l’impensable impensé » et qu’elle fait « littoral » du « trou » travaillant le savoir et la jouissance ?

 

H. C. : Je partage, cher ami, chacune de vos formulations. Comment y répondre mieux alors ? Vous distinguez, comme Lacan l’élabore, le signifiant toujours différentiel, par définition, tirée du Cours de linguistique généralde F. de Saussure, alors que la lettre, elle, fait trace, inscription, rature et n’est pas différentielle – elle vire aulittéral. Je prendrai un exemple chez le poète Christian Prigent que je connais et apprécie particulièrement.

 

« Dire est autre chose que parler. L’analysant parle. Il fait de la poésie.

Il fait de la poésie quand il y arrive, c’est peu fréquent »

Jacques Lacan, Le moment de conclure, séance du 20-12-1977 (inédite).

 

 

En 2010, Christian Prigent publie, chez P.O.L, son éditeur depuis 1989, Météo des plages. C’est un roman en vers : « Soit une journée à la plage, du “petit-lever” au “nocturne” final, en passant par “pique-nique” et “petit quatre-heures”. Des personnages passent […] Des événements ont lieu […] C’est donc du roman […] » La forme attendue n’est pas la prose mais le vers : « Ces vers sont métrés […], rimés […] et distribués en quelques centaines de quatrains. » (4e de couverture). La forme voulue : le vers, détonne donc avec le genre littéraire choisi : le roman.

 

Allons-nous parler des personnages ou des événements ? Non. Des lieux ? Non plus. Des dialogues ? Toujours pas. Il est de bon ton que le commentateur se tienne à distance du texte pour préférer y recenser les opérations formelles et logiques à l’œuvre. Refuser la psychologie du texte (et de l’auteur et du lecteur), surtout romanesque, fut un des grands acquis du structuralisme appliqué à la littérature. Oublions la psychologie qui n’a jamais rien apporté à l’étude des textes comme Lacan le martèle en des phrases définitives dans « Lituraterre » en 1971 : « Pour la psychanalyse, qu’elle soit appendue à l’Œdipe, ne la qualifie en rien pour s’y retrouver dans le texte de Sophocle. L’évocation par Freud d’un texte de Dostoïevski ne suffit pas pour dire que la critique des textes, chasse jusqu’ici gardée du discours universitaire, ait reçu de la psychanalyse plus d’air. » Il ajoute, radical : « Loin en tout cas de me commettre en ce frotti-frotta littéraire dont se dénote le psychanalyste en mal d’invention, j’y dénonce la tentative immanquable à démontrer l’inégalité de sa pratique à motiver le moindre jugement littéraire. » Et pourtant en lisant ce roman en vers, un affect a surgi. Refusons la psychologie qui pourrait s’en déduire au profit d’une autre direction : isolons cet affect et faisons-en l’indice d’un réel rencontré. Oui, rencontré à la lecture ! Ce qui se dit : la lecture de ces vers-là de Prigent produit un affect chez son lecteur qui en fait index d’un réel. Il s’en déduit une question orientée par la psychanalyse : quel est ce réel ? C’est la seule question qui vaille mais elle a un préalable : quel est l’affect engagé chez le lecteur ?

 

Un lecteur n’est pas qu’une fiction grammaticale, il est corps vivant. C’est un affect de… gêne qui va l’affecter dans son corps. Probablement le mot gêne est le plus adéquat ! La gêne est un affect mineur, comparée à la colère, à la rage, et évidemment à l’angoisse qui ne trompe pas assurant le surgissement d’un réel. La gêne ne fait pas de bruit ; elle est peu spectaculaire ; il faut un moment pour la repérer ; elle s’insinue et immobilise le corps qui, sur place, s’agace –, elle rend chaque lecture de Christian Prigent, à vrai dire, difficile (ou éprouvante ou pénible ou intolérable). Car, à poursuivre la lecture, la rencontre se reproduit, l’affect est au rendez-vous et le mot de gêne s’impose. Difficile (ou éprouvante ou pénible ou intolérable) désigne une rencontre avec le texte. Celui de gêne indexe l’effet (privé) de cette rencontre. L’effet est mineur (enfin, pas tant que ça…), mais la rencontre, elle, est désignée par des mots forts : difficile, éprouvante, pénible voire intolérable.

 

Il faut préciser : le lecteur lit les vers formant les quatrains de Météo… ; une rencontre s’annonce ; ce qui s’annonce – qui n’a pas encore vraiment eut lieu mais qui est presque à disposition – lui sera inévitable ; il évite la rencontre, ou mieux : il la limite – comment ? Il cesse la lecture ; il lit mais il oublie (une pensée vient le porter ailleurs) ; il reprend la lecture ; la rencontre itou se dessine ; il recommence le rituel : il oublie, il s’absente, il revient au texte ; l’affect est là – il ne l’a pas vu venir tout occupé à dévier le missile de la rencontre ; il s’est installé comme gêne. Les jeux sont faits. Lecteur ligoté !

 

Question simple : qu’est-ce qui est évité dans les vers de Prigent ? Le poème conduit le lecteur plus vite que la prose à la série intolérable/évitement/gêne. La prose est son monde – le rythme de la phrase déplie une continuité où la dialectique a ses droits. Le vers coupe, segmente : il est discontinuité et la dialectique se réduit à sa scansion, à sa pointe – elle ne se lit pas. Le vers coupe l’herbe sous le pied – soit le temps de la pensée. La prose est la forme de la pensée – c’est pourquoi, elle est le monde du lecteur. Le vers, lui, est son extime. Il le blesse – il assèche sa pensée.

 

Voilà la réponse : un traitement des corps, des lieux sexuels, une topographie des entrées et sorties pas sans le cortège des écoulements, bavures et autres sécrétions, s’y déploient. Un premier exemple : « Soleil pareil : il s’écrabouille – elle / Le boit, la mer, ou s’en barbouille / Et bave, lavis, ligne molle. » (p. 20). La gêne est au rendez-vous indexée par le quatrain. Le soleil ne doit pas bouger ; il est chaud, lointain, immuable – définitions triviales qui font le stéréotype ; il ne peut rien lui arriver ; il est intouchable – le stéréotype prend ses aises ; il revient toujours à la même place ; c’est un corps céleste autonome et dont le trajet toujours à l’identique fait image, pour Lacan au début de son enseignement, de ce qu’est le réel. Or si le soleil fout le camp, s’il s’écrabouille et que le résultat est, métaphore orale (« […] elle / Le boit […] ») aidant, « bave, lavis, ligne molle », alors une gêne s’installe – « Du mouillé du démesuré un falbala / De confiture (framboise) » (p. 20).

 

Chacun l’aura saisi : peu importe le soleil, la mer ou la « […] nouille / (On disait Horizon) […]. » C’est un avant-goût. Les corps et le sexuel vont surgir : « Feu ! Foutre là ! Enfile os ! Joue ! Fais tes sons ! / Ton ptit jet flou filoche en la trouée bronze » (p. 23). « Des bouts de chairs semés de piquetis de poule – on va / Peut-être pas retrouver le ballon sous ces fines / Lingeries bouillies dans des pipis » (p. 24).

 

C’est donc une certaine référence au corps vivant que déplient ces vers de Météo des plages : « Là est la prise par où toute chair attache / Ou arrache à la chair. Crache-toi là, crache- / Toi dans le trou épouvantablement fou / Gueux de rouges qui a ému ton mou » (p. 34). Que lire ? Ce n’est pas seulement le corps – ce sont les chairs. Qu’est le corps vivant avant que le voile phallique ne le recouvre, l’agalmatise par la beauté ou tout au moins l’unité reconstituée, remembrée ? Avant le puzzle avec les pièces ressoudées ? Or, Ch. Prigent s’adresse au lecteur – il lui intime une action. Si le propre mou de chacun est ému et s’il est mou dans le trou sans fin – est-ce à ce titre qu’il est « épouvantablement fou » ? – alors le dégonflement phallique est non seulement présent mais la « vulve noire », qui fait (est ?) trou fou, peut regarder celui qui s’approche – « >> Jus d’ambre + jets spermaceti + ondes / … De ce bouillon : toi, débarbouillé d’immonde ? » (p. 106).

 

Il y a ce texte de Lacan, daté de 1964, qui décrit ce montage surréaliste présentifiant un circuit pulsionnel (la pulsion se passe de l’Autre) : un croupion surgit au milieu de la scène où une douce plume vient chatouiller un ventre de femme et où des fils sont branchés sur une dynamo pour donner le mouvement – au centre de la beauté, le sans nom d’un déchet… et la dame jouit juste par le frôlement de la plume. Ch. Prigent, par ses vers, produit une écriture non pas qui dit (ou décrit) les montages pulsionnels où chairs, signifiants, bouts de corps sont impliqués – mais est agencée comme ces montages pulsionnels. Les mots sont. En lisant ces vers, l’insupportable du sexuel et de la pulsion, le voile phallique systématiquement troué ou déchiré ou annulé, se rencontre dans les vers eux-mêmes.

 

On ne sait pas ce qu’est un corps vivant sinon que cela se jouit (toujours Lacan - ici dans R.S.I.) et que cette jouissance justement est sans image. Météo des plages est aussi (pas seulement bien entendu) cette histoire des circuits, branchements, débranchements, tumescences et débandades, secrétions et… où le corps jouit (tout seul ?). Oui, un roman de l’Un tout seul où se démontre que la jouissance est toujours celle du corps propre. Mais, dans Météo des plages, sans l’âme (« identité supposée » du corps comme dit Lacan dans Encore), sans le phallus, sans l’amour. Un roman du sexuel qui se passe de l’Autre. Le lecteur est affronté à ceci : qu’il est fait témoin de ces lieux qui ne sont que branchements-débranchements-écoulements vidés de toute subjectivité. Cette convocation du lecteur à lire ces vers, aussitôt le récuse. L’affect rencontré de gêne est alors moins obscur. Il est la réponse discrète à cet illisible du sexuel qui troue la fiction (toute fiction).

 

 

J.-M. D. : J’ai lu, avec attention et en souriant, les pages que vous avez rédigées à propos du récit, à la fois pornographique et autobiographique, Le Professeur, de Christian Prigent (1999). Vous n’y confondez nullement « la tranche de vie » et la fiction, insistant sur ce « réel nouveau, que la langue forme, un crime » et sur le fait que « [l]a poésie réalise ce crime en action dans et par la langue » (p. 229). En un champ littéraire qui attribue volontiers ses lauriers à la littérature documentaire et testimoniale et occulte le travail des formes (et ce qu’il sous-tend : une quête de bribes du réel), ne craignez-vous pas d’être inaudible auprès de cette partie de la presse, de la critique, des universitaires et du lectorat qui, au nom d’un contemporain (sur lequel il y aurait à dire), enterre la modernité, dans le déni que « [l]e signifiant produit ses effets de jouissance sur le corps » et qu’« il l’affecte » (p. 237)  ? Vous n’êtes pas de celles et de ceux qui refusent de s’interroger quant au devenir de « la littérature quand s’abat sur elle un bloc d’abîme » (p. 227). N’est-ce pas téméraire ?

 

H. C. : Le mot téméraire est impressionnant ! J’aimerais le faire mien : me voilà téméraire ? Mais c’est à ceux qui me lisent de déterminer si je le suis autant que je souhaiterais l’être !

 

Vous citez Le Professeur de Christian Prigent. Je vous propose de tirer cette corde pour voir où elle nous conduit pour répondre avec question. Donc, Le Professeur. Je vous dois un aveu : ce texte est loin d’être le meilleur de notre poète. C’est formellement un exercice de style : écrire, avec ses codes, un récit pornographique. Est-ce tout ? Non, car se joue en l’affaire le corps affecté par les signifiants par suite d’un trou rencontré (qui, d’une certaine façon, fait trauma) : l’aimée quitte le poète. Le coup, pour lui, est rude. Un bloc d’abîme (l’expression est à lier au marquis de Sade) lui tombe dessus. L’écrasera-t-il ?

 

Soyons plus précis en revenant à la littérature.

 

Mon article dans le livre, consacré au Professeur, relève de l’enquête : le récit est la figuration réaliste, conforme à ce qui s’est effectivement passé, qui doit voler en éclats. L’écriture détruit la mimesis pour ouvrir sur l’inconnu qui est poésie. « Le professeur est un livre noir, un livre où ça a brûlé – et qui voulait brûler ce qui fut brûlure. Écrire ça, qui fut amour, jouissance et douleur, vérifie l’impossible de la figuration et consume l’expérience. L’emportement du phrasé cherche un dégagement apathique. Le Professeur est un traité de l’âme. Pas un défilé de corps et d’ébats. » Il ajoute : « Le sexe est au cœur de ce que j’écris. »

 

J’ai voulu poursuivre l’enquête sur la littérature avec cette question depuis ma lecture, bien ancienne, de Sade : que devient la littérature lorsque s’abat sur elle un bloc d’abîme (expression que vous reprenez dans votre question) ? Ce bloc, c’est, chez le marquis, l’insupportable du mal qui y prend la forme du rituel sexuel qui défie Dieu et la raison. J’ai interrogé Prigent – sans son corps ni sa voix – par écrit et plutôt longuement.

 

Le Professeur a d’abord eu une fonction d’apaisement hors la littérature. Il n’était pas destiné à la publication. « Le texte du Professeur était à l’origine une sorte de journal intime, écrit du fond de la dépression creusée par le deuil de la relation qu’il évoque. Le rédiger répondait à un besoin : oublier cette histoire. Thérapie, d’abord, si l’on veut … J’ai longtemps hésité à considérer cet écrit comme une œuvre littéraire. » Mais s’il n’était que cela, il deviendrait document, témoignage. Il ne concernerait pas la fiction littéraire. Il vaudrait zéro pour la littérature. Prigent précise : « Ce que “raconte” Le Professeur (nous ne parlons plus, ici du “texte”) fut et ne fut pas “ma vie”. Le matériau que traite ce livre est une tranche de vie. Mais une tranche de vie, ce n’est pas seulement ce qui a été tranché, derrière et devant, comme un fragment de temps cadré par cette découpe (tant de mois, tant d’années). Une tranche de vie c’est aussi ce qui a été tranché dessus, dessous et des deux côtés dans l’espace réel, symbolique et imaginaire d’une vie… À partir de là, on est déjà dans la fiction parce que la réduction tranchée dont je parle rencontre, du fait même du tranchant, le toujours-déjà encodé qui assigne les éclats de la vie à du récit ritualisé. » Mais que produit le récit à se déployer ? « Le Professeur, plutôt que le récit d’une tranche de vie, est le roman d’un roman qui forma du réel ». Une conséquence s’en déduit : la fiction « traite ce dont l’expérience du présent nous affecte, de ce à quoi elle nous affecte et de l’amour ambivalent que nous vouons à cette affectation. Elle travaille à partir de cette expérience. C’est-à-dire qu’elle œuvre à partir de et dans le non-savoir. Elle creuse dans le réel – imprenable (par le savoir théorique aussi bien). Elle se meut donc dans et à partir de la naïveté, d’autant plus éperdument dupe qu’elle sait l’errance du non-dupe au regard des louvoiements de l’expérience et de l’inadéquation des formules symboliques à l’intimité, toujours ambivalente, de la sensation des “choses” (des choses du sexuel en particulier) ».

 

L’enquête trouve ici sa raison : « Il n’y a sans doute pas de littérature sans cette naïveté. Ni de grande littérature sans sa mise à distance cruelle. Il faut les deux – et dans le même geste. » Elle trouve sa raison car nous cherchions ce qui fait la littérature et la poésie. La réponse ne nous dit pas ce qu’elles sont puisqu’à les définir nous les perdrions comme épreuves. Elles nous enseignent, toutes deux, sur ce qu’il s’agit d’arracher à ce qui se sépare et se dérobe : « L’écriture, en somme comme course contre la montre du réel. » Voilà ce que nombre d’autofictions ou d’autobiographies d’aujourd’hui veulent recouvrir en faisant de leur vie le cliché textuel (ou fictionnel) de ce qui fut. La leçon du Professeur, avec ses ratages, mais peu importe, est de n’avoir pas cédé sur ceci : « Si ce livre a un intérêt, c’est dans ce que sa langue forme en tentant de s’arracher au prétexte fusionnel et pornographique qui l’impulse – pas dans les tableaux qu’il montre (et qui ne traitent que du cliché). » Oui, quel réel nouveau forme la langue ? Le reste : est-ce vrai ? Cela a-t-il eu vraiment lieu ? etc., n’est que balivernes qui éloigne de la littérature et de la poésie. Or j’ai fait cette enquête, presque à la manière d’un détective, que pour revenir à elles ! Appelons ce réel nouveau, que la langue forme, un crime. La poésie réalise ce crime en action dans et par la langue ! Le Professeur y apporte sa pierre. Voilà où me porte votre question qui, pour moi, loin des tics de l’époque, fait mouche… Répondre ainsi est-il téméraire ? Je vous laisse en juger.

 

 

J.-M. D. : Sur le point de clore cet entretien, j’ai envie de « bricoler » une remarque de Lacan (Le Séminaire, XX, Encore) à une de vos analyses relatives au « couple » Boulgakov/Staline, celui de l’écrivain et du tyran. Serait-il possible que l’écrivain soit celui qui, dans l’Autre, « fait lettre à ses dépens, au prix de son être […] pour dire la vérité » ? Au risque de me vautrer dans la sottise d’un rapprochement forcé, et aussi de vous provoquer, comment réagissez-vous à l’inquiétude que je vais exprimer : la mise en rapport de l’écriture et de la vérité n’expose-t-elle pas à la téléologie et au messianisme (j’ai en tête la prédication christique – « en vérité, je vous le dis… » – et la revendication marxiste (le socialisme scientifique versus les socialismes utopiques) et léniniste (la Pravda, quotidien bolchevik) dans le sillage de la philosophie des Lumières ?

 

H. C. : Votre question est bien difficile car elle mobilise, à titre privé, ce à quoi j’ai cru avec enthousiasme : la Révolution (celle de 1917 en Russie), à laquelle, je ne peux plus adhérer dans les termes qui furent les miens. Ce qui m’a questionné c’est, pour prendre un exemple, le lien entre Staline et l’écrivain Boulgakov que Macha Makeïeff a su, pour sa pièce La Fuite, mettre admirablement en scène. Permettez-moi de tirer ce fil.

 

Pourquoi Boulgakov reste-il en URSS en refusant la possibilité du départ voire de l’exil que, semble-t-il, Staline aurait pu lui accorder ? A-t-il repéré le piège ou la ruse éventuels du maître du Kremlin ? Peut-être, mais derrière cette explication psychologique se cache une raison bien plus radicale. Dans ses lettres, Boulgakov insiste sur le lien indissoluble entre ce qu’il écrit et la terre où il l’écrit. La chute est radicale : « Je ne sais si le théâtre soviétique a besoin de moi, mais, moi, j’ai besoin de lui sinon j’étouffe. » Rester au pays, c’est, pour Boulgakov, continuer son face-à-face avec Staline qui devient son interlocuteur – son lecteur, son oreille : « j’ai grand besoin de m’entretenir avec vous », lui dit-il. Staline, toujours au téléphone, acquiesce : « Oui, il faudra absolument trouver un moment pour cela. » Mais pour causer de quoi ? Tout n’est-il pas déjà et définitivement joué ? Non. Reste ceci : le tyran obsède Boulgakov comme le diable obsède le croyant surtout lorsqu’il se déclare « mystique » – ce diable, dont il fera le personnage central du Maître et Marguerite, devient son précieux interlocuteur. Mais il n’essaye pas de faire ami-ami avec lui, encore moins d’obtenir des miettes de son pouvoir dans les comités d’écrivains ou de metteurs en scène. Au diable, Boulgakov veut opposer la création justement – elle et elle seule. La création contre la mort. Le théâtre comme vie, pas sans la fièvre des corps aux « nerfs détraqués ».

 

Aucune autre rencontre n’eut lieu, malgré ses attentes et espoirs. Mais ce coup de fil « devait avoir une importance majeure pour la vie et l’œuvre de Boulgakov ». Staline à proprement parler obsède désormais le dramaturge. Il en parlait sans cesse. Constantin Paoustovki (1892-1968), un de ses amis écrivains qu’Aragon admirait, en témoigne en 1965 : « Boulgakov était triste. Dans l’impossibilité où il était de publier, il inventait de petites histoires, tout à la fois drôles et mélancoliques, et il les racontait à ses proches devant une tasse de thé. » Elles mettaient en scène Boulgakov et Staline qui se parlaient, s’écoutaient ! L’écrivain ne cessa d’y revenir jusqu’à sa mort… Boulgakov a été fasciné par Molière à propos duquel il écrivit un livre inventif La Vie de M. de Molière (1932-1933), publié vingt ans après sa mort en 1962, et une pièce parmi les plus réussies, La Cabale de dévots (1929). Les deux œuvres insistent sur le lien privilégié entre le dramaturge et le monarque absolu, Louis XIV. De même, il écrivit une pièce, Alexandre Pouchkine (1934-1935) – Pouchkine que le tsar Nicolas 1ercensurait directement. Boulgakov s’identifie et à Molière et à Pouchkine associé à ce mythe fondateur de la littérature russe qui veut que tout écrivain se rêve en Pouchkine. C’est ce lien, et ses ressorts, entre le maître autocrate, oscillant entre l’appui et le rejet, qui attire Boulgakov : il s’y démontre, comme Molière et comme Pouchkine, intraitable, comme celui qui dit non, qui affirme la création contre toute censure : il dira la seule vérité. Pour tenir cette position, il lui fallait être devant le tyran, sans fuite, sans compromission. Sa déception terrible fut que ce dernier se débina, silencieux, dans son palais… Il s’inventa alors un Staline de fiction pour continuer, dans des conversations in petto, à s’adresser à lui en incarnant, dans un dialogue inventé, le non du refus et de l’opposition, tout en consentant à une vie quotidienne où, en retour, on lui « impose une psychologie de détenu ».

 

Il faut dire plus et compléter par une remarque plus sombre : cette conversation sans suite amena Boulgakov à un effondrement subjectif assorti d’une déréalisation du monde des souvenirs étendue sur au moins une année : « Et un malheur qui ne cesse de me tourmenter : la conversation avec le secrétaire général n’a pas eu lieu. Je suis dans l’horreur, dans les ténèbres du tombeau. […] Toute une année durant, je me suis cassé la tête à essayer de comprendre ce qui était arrivé. Je n’ai tout de même pas été le jouet d’une hallucination ? J’ai tout de même bien entendu ce qu’il a dit : “Peut-être vous faut-il réellement partir pour l’étranger ?” Oui, il a dit cela ! Que s’est-il passé ? Voyons, il voulait même me recevoir. » Une légende veut que Staline se soit rendu un jour au théâtre et ai regretté de ne pas voir à l’affiche Les Jours des Tourbine – ce qu’il savait pertinemment. L’apprenant, Boulgakov aurait déclaré (une lettre à Popov datée du 25 janvier 1932 l’atteste) qu’« à lui, l’auteur, est restituée une part de sa vie » ! À la fin de son Journal confisqué, l’écrivain démuni – qui pourtant disait de lui en 1923 : « en tant qu’écrivain je suis incomparablement plus fort que tous ceux que je connais » – note : « J’ai devant moi une question insoluble. Un point c’est tout. » Il crut qu’à sa question la plus intime où loge sa « maladie », Staline, le petit père des peuples, le tyran aux millions de morts, avait la réponse ou tout au moins qu’il serait celui – interlocuteur vivant et lecteur – auquel il pourrait l’adresser. En conséquence, elle lui deviendrait moins insoluble, moins terrifiante. Il lui supposa ce savoir sur lui comme écrivain. Mais la folie du lien ne cesse pas et aboutit à ce qu’en 1936, notre dramaturge rédige une pièce sur le jeune Staline, Batoum. Oui, le lecteur a bien lu : une pièce sur le tyran qui lui refuse le départ pour l’étranger, ne lui répond pas, le laisse épuisé, censuré, méprisé. La pièce n’est pas une critique ou une parodie. Boulgakov tenta, fallait-il qu’il soit désespéré de la non-réponse du maître du Kremlin pour procéder ainsi !, de réaliser une pièce de commande enfin… soviétique. Mais elle fut refusée par Staline lui-même qui ne pouvait accepter qu’on le représente comme un « héros romantique ». Décidemment, Boulgakov même lorsqu’il se fait servile échoue et vérifie qu’il n’a pas sa place en URSS. Il l’avait déjà anticipé lorsqu’il écrivait, en 1930, dans des termes emplis de vérité : « Quant à écrire une pièce communiste, je n’ai même pas essayé, sachant par avance que j’en étais parfaitement incapable. » Il oublia ce constat pour tenter, malgré tout, d’obtenir une réponse du tyran qu’il nomme à une occasion « le Grand Inquisiteur qui écrasait la création artistique ».

 

L’immense paranoïaque du Kremlin (insistons : le dirigeant léniniste ne peut l’être que dans l’exacte mesure où il sait – nécessité qui l’oblige à être théoricien) fit, par son silence absolu, d’autant plus consister ce savoir qui resta toujours irrémédiablement insoluble à Mikhaïl. L’autocrate et l’artiste, le Diable et le mystique, l’inquisiteur et l’épris de liberté, le maître du savoir et l’ignorant, voilà l’étonnant et improbable couple que formèrent Staline et Boulgakov – après d’autres couples célèbres : Platon/Aristote, Descartes/Spinoza, Marx/Lénine, Freud/Lacan. Mais quel couplage ? « Marx et Lénine, Freud et Lacan ne sont pas couplés dans l’être. C’est par la lettre qu’ils ont trouvée dans l’Autre que, comme êtres de savoir, ils procèdent deux par deux, dans un Autre supposé. […] c’est bien de l’Autre qu’il a fait lettre à ses dépens, au prix de son être […] pour dire la vérité. » Cette phrase de Lacan, tirée d’Encore, prend un relief particulier lorsque le faire lettre est celui de Boulgakov dont l’œuvre faillit disparaître et même être traitée comme jamais advenue (= forclusion) mais qui, malgré tout retrouvée et vivante, brille dans la nuit de nos bas-fonds. Staline occupa pour Boulgakov cette place du maître de la vérité qui énonce : en vérité, je vous le dis…, pour reprendre cette phrase que vous citez dans votre question. Un certain amour de la vérité mène au pire, comme l’histoire le prouve. En affirmant, en revanche, les vérités menteuses, la littérature, comme une cure analytique du reste, conduit vers d’autres solutions chargées, elles, d’un gain de vie.

 

 

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Hervé Castanet, S.K.beau, Pourquoi l’art embarrasse-t-il le psychanalyste ? Postface de Macha Makeïeff, Éditions LCH-Compagnons, Collection « Présence », 2024, 568 pages, 27 euros.

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